Thursday, August 29, 2024

Aléas

Et puis et puis et puis… Pour Aristote, les meilleures histoires, ce sont les plus touchantes : celles qui affectent profondément le spectateur ou le lecteur ; celles qui sont le mieux à même de produire en lui un effet de « catharsis » – de tension morale intense, suivie d’une résolution émotionnelle libératrice, purifiante. Pour y parvenir, l’auteur doit composer une intrigue complexe, organisée selon des règles convenues (de genre : la tragédie, par exemple…) et selon des exigences de cohérence rationnelle. Le récit se doit d’être une habile représentation de la nature, de la vie humaine – une construction artificielle dosant savamment les intensités et sachant mettre en place des vecteurs, des lignes de force structurelles, qui entraîneront l’action vers un dénouement dramatique et procureront au public un gratifiant sentiment de voyage… et d’aboutissement. Aristote nomme « histoire complexe » ce type de récit, pour le distinguer des vulgaires « histoires à épisodes » qui enchainent les anecdotes « sans vraisemblance ni nécessité » (La Poétique, livre IX). Mais, quand même, moi j’aime bien les « histoires à épisodes » – comme celles qui surgissent dans les conversations à bâtons rompus entre amis, ou qu’esquissent avec un élan un peu anarchique le babil prodigue d’un enfant, ou encore celles, charriées avec désinvolture par le génial et serpentueux torrent des élucubrations auto-expressives d’un Montaigne… Leur charme, leur force d’évocation, leurs effets sur la sensibilité me semblent non pas inférieurs, mais simplement distincts de ceux des constructions astucieuses, à la structure parfaitement unifiée, que valorisait le Stagirite – et qu’on retrouve d’Œdipe roi à Bonjour tristesse, de Macbeth à Tintin au Tibet, en passant par la plus insignifiante des séries télévisées américaines. Le conteur peut tâcher de faire vibrer, tel un instrument bien accordé, le cœur de son public en usant de pressions aigües, adroitement déployées, afin d’en faire surgir les notes émotionnelles idoines (il me revient à l’esprit la scène immanquablement bouleversante, dans le moment, au point d’en avoir les larmes aux yeux, de la détresse de E.T. malade, qui voulait juste, pauvre bestiole !, renter à la maison…) ; il peut, en manipulateur virtuose, moduler et articuler le flux des affects, surplombant la savante mécanique, à l’efficacité implacable, de son ordonnancement dramatique – mais il me semble que certaines émotions, certaines vérités profondes, sont peu atteignable par un récit aussi contrôlé. Pour paraître, au contraire, celles-ci ont besoin d’aisance, de relâchement diffus, de naïve spontanéité ; petites fleurs sauvages, elles ne se révèlent jamais qu’au hasard d’une promenade – et ne parviennent à éclore que sur mode de l’extension, dans la prolixité, dans la divagation gratuite, dans l’improvisation, la rêvasserie, le flottement…

Il y a un plaisir spécifique, par exemple, à la lecture du roman picaresque, variété amusante du roman baroque, dont la forme de base ne consiste en rien d’autre (ou presque !) que l’accumulation de péripéties déconnectées, chacune obéissant bien, plus ou moins, aux règles aristotéliciennes de l’action dramatique, mais dont l’ensemble ne tient que par le fil ténu d’un « récit cadre » – souvent une narration rétrospective pseudo-autobiographique – et une poignée de thèmes communs. La principale sensation que procure ce genre de littérature n’est pas la catharsis, mais plutôt une sorte d’effet de vitesse, une légèreté un peu enivrante qui permet de s’évader dans un domaine imaginaire tonique et accueillant. La vie n’y est jamais totalisée en « destin » : les personnages, et par leur truchement, le lecteur se retrouvent agréablement désorientés dans des circonstances qui sont à la fois familières – car dépeintes au départ avec une sorte de réalisme sociologique précoce – et bizarres, coriaces, effrayantes parfois, attirantes, fantasmagoriques : un monde d’aventure, ouvert à tous les vents… De façon rassurante, le héros n’y perd jamais complètement pied, car il se découvre, tel un grand garçon intrépide et confiant, enchanté de pouvoir faire ses premiers pas tout seul, sans l’aide de sa maman… Il subit des épreuves ; il brave sans cesse des périls – mais, imperturbable, demeure toujours en adéquation sereine avec son univers ; il n’est jamais sérieusement menacé, jamais forcé de se remettre en question : bien qu’il doive faire face à d’innombrables dangers, ceux-ci finissent inévitablement par être dépassés, résorbés, contournés ; sa vie prend la forme d’une passionnante aventure… sans conséquence. Il n’apprend rien, en fin de compte, et ne change pas, au fur et à mesure d’une « évolution » toute illusoire : toujours agissant, il demeure pourtant inchangé, sans profondeur, et comme extérieur à lui-même. C’est bien lui qui fait, qui cherche, qui va, qui saute, qui coure, qui trouve, qui frappe, qui séduit, qui surgit, qui saisit – mais les évènements de sa propre vie, épiphénomènes superficiels, n’agissent pas en retour sur lui, ne laissent aucunes de traces durables : de pauvre, il devient richissime… mais pour retomber aussitôt dans la débine ; affligé d’origines sociales avilissantes, le voilà qui parvient à se hisser au pinacle des éminences – mais seulement pour choir à nouveau, chassé, dévalisé, réduit en esclavage, condamné à la pire des infortunes… avant, bien sûr, d’infléchir derechef la trajectoire, de se métamorphoser encore, tumultueusement, de rebondir. Il échappe ainsi sans cesse au poids, à l’ennui, à l’encombrement durable des contingences prosaïques – demeurant au contraire toujours labile, insaisissable, mais aussi, victime de l’enchantement narratif qui le préserve, humainement ténu, sans consistance. Le héros voyage au loin : il change sans cesse de paysage – mais celui-ci n’est jamais qu’un décor. De son monde, il connaît le haut et le bas ; il roule sa bosse par ci et par là ; il croise d’exotiques personnages – mais ce ne sont qu’autant de masques, de caractères convenus, de figurants comme lui insubstantiels, ne débordant jamais leur fonction narrative mise à nue… Ces romans, divertissements frivoles – histoires mouvementées, légères, toute en agitation pétillante – témoignent pourtant avec assurance, avec efficacité, d’une grave et énigmatique vérité : nous traversons la vie largement en automates, en petites machines sensibles, actives, ingénieuses, pleines de ressources, dont la turbulence semble cependant, en dernier ressort, gratuite et dénuée de sens : chatoiement d’illusions reposant sur un angoissant néant – mais chatoiement si précieux néanmoins ; vide, mirage – mais aussi prodige inestimable.

S’il reprend la rhétorique sacrée de la prédication chrétienne post-tridentine, pessimiste et volontiers moralisatrice… – toute inconduite appelant sa juste sanction et tout péché son repentir – il me semble, qu’au-delà de cette « idéologie » affichée, le picaresque ouvre sur tout autre chose, et qui est comme son contraire : non pas la nécessité d’un ordre moral hétéronome se fondant sur une légitimation externe, transcendante, de la vie – mais bien, à l’opposé, une célébration de l’immanence concrète de celle-ci, immédiatement palpable, sans reste. Le Christianisme, raconte Paul Veyne quelque part, a donné une nouvelle profondeur à l’homme de l’antiquité : une intériorité psychologique individuelle, une conscience de soi, de sa propre responsabilité morale, complètement inédites jusque-là. Or, par une sorte de retournement, j’ai l’impression que le picaresque, genre chrétien pourtant, mais tardif, mais peut-être travaillé par une sensibilité nouvelle, cherchait à sa façon à libérer ses lecteurs des abîmes incommodes de l’introspection – quitte à y substituer aussitôt un autre type de lucidité. Il est pur divertissement, au sens de Pascal (« Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point songer » …) – seulement, contrairement à ce qu’entendait le grave auteur des Pensées, ici, le divertissement permettrait d’accéder non pas à une fausse conscience blâmable et folle, mais bien plutôt à une forme de sagesse instinctive. Comme les constructions fluctuantes des jeux puériles, à la fois amusants et très sérieux, ce genre évoque un mode de rapport au réel tout en surface, sans aboutissement, mais aussi intensément jubilatoire, et dont la caution serait une sorte d’inventivité heureuse et immotivée, de vitalité irréfragable : un épanouissement n’ayant besoin pour s’imposer d’aucune autre justification particulière – quelque chose comme ce que Clément Rosset nommait la « force majeure ». Minoritaires, dissidentes, hérétiques, de telles intuitions sont quelquefois parvenues à surnager dans l’air du temps, à différentes époques… Spinoziste, peut-être, sans le savoir, ou comme on voudra, Nietzschéen avant l’heure, ce type de représentation célèbre la vie en tant que pure puissance : valeur prépondérante, absolue – parvenant par sa vigueur, par son invincible jaillissement, à rendre inoffensive jusqu’à la pensée de la mort.

Dans son rapport au temps aussi, le roman picaresque sait suspendre et comme annuler la fatalité : les récits sont bien narrés au passé, mais on sent qu’il ne s’agit là que d’une convention traditionnelle, car, comme dans les films, le déroulement des faits – ou plutôt, ici, la cascade des rebondissements – se maintient psychologiquement pour le lecteur dans une espèce de « présent continu » de l’action en cours. On pense aux fameux développements de Gilles Deleuze, qui, s’inspirant de Bergson, de Nietzsche et des stoïciens, a naguère proposé deux conceptions du temps : d’une part le « Chronos », séquence linéaire qui fait se succéder un passé qui s’étend « derrière » nous, un présent infinitésimal, fugace, insaisissable, et un futur qui s’ouvre « devant » nous, vaste et incertain ; et d’autre part « l’Aion », ou l’instant pur : présent éternel, intensité immobile où coexistent des multiplicités de possible – concentration sans début ni fin, moment de devenir perpétuel qui intègre en lui-même le passé et l’avenir. De même, le roman picaresque décrit bien, en première approche, des séquences d’actions se déroulant selon une représentation « chronologique » ordinaire du temps. Le héros/narrateur dit : d’abord j’ai fait ci, puis j’ai fait ça… et de simple berger, voici que je me suis retrouvé comte d’Alméria… mais, hélas, les pirates m’ont fait prisonnier… or, si la belle princesse ne m’avait pas pris en pitié… je n’aurais jamais pu m’échapper… et profiter de l’occasion pour leur dérober ce fabuleux trésor… qu’ensuite, comble de malheur !, j’ai perdu dans un naufrage, etc., etc. Mais, si, plutôt que de suivre le récit dans le détail, le lecteur se laisse porter par son courant – son attention vagabonde ne distinguant plus qu’assez vaguement les contours de chaque péripétie, mais ressentant néanmoins l’énergie, le dynamisme qui se dégage de leur pléthorique cortège – il finira nécessairement par faire l’expérience de l’autre aspect de la durée : celui de la magnitude incommensurable de l’immédiat, qui ne situe pas les relations causales dans un filet de coordonnées transcendantales, mais qui, comme un ravissement, le saisit dans un champ d’intensité.

Ce genre littéraire présenterait donc une succession diachronique de moments singuliers, mais, comme en superposition, il évoquerait aussi la continuité sensible de l’actuel qui se déploie : somme de moments, d’événements, d’objets, de personnages constituant un monde fictif agité en apparence, mais qui se révèle en dernière analyse immobile, intensif – telle une onde stationnaire. Pour parvenir à cet effet, il procède par accumulation : c’est une des figures de rhétorique les plus simples, mais dont l’efficacité expressive peut s’avérer formidable… Sur un mode comique ou satyrique ou pathétique, elle peut marquer l’exagération, le foisonnement, la démesure ; en réduisant à une liste, à un inventaire, le pan de réalité sur lequel on nous enjoint de poser notre regard, elle peut évoquer l’exhaustivité implacable d’une preuve à charge, mais aussi le surgissement haletant, dans l’expérience ordinaire, en deçà de toute conceptualisation, des objets se présentant en pagaille à notre attention. Plus que d’autres types de récit, il me semble que le roman picaresque prend la forme d’une telle récapitulation : d’un recensement enregistrant pêle-mêle l’existence supposée d’évènements, de personnes, de sentiments vécus… non pas au moyen d’une architecture dramatique sophistiquée, mais par simple amoncellement. Elle est un ramassis de fables, une série d’épanchements narratifs, reliés par la figure un peu diaphane du héros d’une part, mais surtout, d’autre part, par la volubilité déliée du narrateur dont la parole assure la synthèse des méandres du récit et leur ultime cohérence. Au-delà du « divertissement », ce qui procure la plus profonde satisfaction dans ces enfilades de fables, ce sont justement les fonctions sommative et conjonctive de l’inventaire : car c’est par ce biais que ces histoires si vivaces parviennent à désigner toute la diversité chaotique du monde – mais en la résorbant immédiatement, de façon lénifiante et jouissive, dans un ordonnancement sommaire (le feuilleton…) qui nous donne, à nous, mortels en mal d’apaisement – ombrageux lecteurs – l’impression, après tout, d’avoir sur elle quelque prise.

À ce stade, cependant, il me vient un doute : je ne sais plus si ce dont je parle, c’est vraiment d’une variété particulière de récit baroque ou bien de tout autre chose… Peut-être me suis-je laissé emporter – et ce que je décris n’est en fait qu’un objet imaginaire que j’ai associé un peu hâtivement et arbitrairement à cette rubrique de « roman picaresque » ; sans doute suis-je coupable de cette faute très banale : la dissertation en roue libre, l’improvisation brouillonne, abusive, controuvée, peu soucieuse de son objet putatif – le réduisant sans ménagement à l’état de prétexte au bavardage… En vérité, ce qui m’intéresse, ce n’est pas tellement de faire de l’histoire littéraire, mais d’explorer une piste existentielle qui me permettrait au moins un moment d’échapper à la lourdeur de ce sentiment d’inertie qui me pèse… de cette angoisse obstinée qui m’opprime. J’ai cru en découvrir une dans cette littérature. Mais après tout, peut-être ai-je mal lu, ou de façon inattentive ; sans doute mon érudition est-elle approximative et mes souvenirs de lecture déjà anciens (Gil Blas, etc.) ne me servent-ils que de tremplins commodes pour revenir à mes marottes, à mon accoutumée ritournelle, à mon inlassable ressassement… Au fond, qu’importe ? Il faut savoir faire feu de tout bois – même chimérique. En convoquant la sensibilité si émoustillante de cet art d’antan, c’est dans le présent que – tel un audacieux picaro – je cherche à cultiver l’espoir d’une échappée… que, hardi, sémillant, malgré tout, je rêve encore et toujours d’une ouverture.

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