Thursday, September 19, 2024

Hentaï Manga

Étrange mélange d’inventivité, de force évocatrice, de sincérité innocente – mais aussi de platitude, de vulgarité, de conformisme rigide, de répétition à vide, des bandes dessinées pornographiques japonaises… Ce qui me semble admirable, c’est combien sans affectation et avec une grande justesse, elles situent spontanément la source de l’érotisme dans les affects de la petite enfance : le désir de manger l’autre, de le détruire, de l’utiliser comme une chose, de se transformer en lui (ou en elle) ; l’expérience de la labilité des corps, des formes, des sensations ; la constatation de l’instabilité de la personne, des rôles (au sein de la famille ou dans le monde…), des fragiles équilibres interpersonnels – ces chantiers épineux et sans aboutissement… Au fond, il me semble qu’il s’agit de différents aspects de la même intuition profonde : être soi-même, c’est toujours aussi devenir un autre ; nous sommes chacun une créature en transition – un monstre en puissance, qui, à l’occasion, surgit en acte, nous révélant à nous-même comme différent de ce que nous étions jusque-là, ou plutôt de ce que croyions être… Ce que dramatisent ces historiettes licencieuses, c’est, il me semble, la superposition qui s’opère, avec plus ou moins de succès selon les individus, sur ce matériau de base infantile, de l’incommode machinerie de la sexualité génitale : ses laborieux dispositifs de jouissance, ses ébats convenus, son arbitraire tuyauterie, ses jeux, son théâtre, ses formes sociales, ses médiations diverses, ses rengaines, ses servitudes… Au-delà des thèmes, des motifs particuliers de chaque récit, ce corpus, dans son agrégat pléthorique, me parait témoigner avec une éloquence saisissante de notre confrontation/communion avec cette despotique « volonté » qu’un Schopenhauer croyait sous-jacente à la vie, à la réalité même, et dont la sexualité serait la manifestation exemplaire : une contrainte aveugle, stupide, inconsciente, insignifiante, impersonnelle… mais néanmoins parfaitement péremptoire et inéluctable.

                Je lis dans Wikipédia qu’étymologiquement « hentaï » assortit les idées de changement ou d’étrangeté avec celles d’apparence ou de condition : le terme signifie métamorphose donc, ou transformation – mais, dans un contexte sexuel, il comporte aussi une connotation de perversion et d’anormalité. Il serait l’abréviation de « hentaï seiyoku » : expression qui désignait initialement une bizarrerie quelconque (incluant des troubles psychologiques ou même des pouvoir paranormaux…), mais dont le sens s’est restreint par la suite aux désirs sexuels considérés comme anormaux ou pervers. Et en effet, loin de la simple grivoiserie, la bande dessinée pornographique japonaise contemporaine ne semble s’intéresser qu’assez accessoirement à la sexualité ordinaire – ses principales préoccupations tournant plutôt autour des bifurcations maladives de celle-ci… Cet art, ou plutôt cette surabondante production masse-médiatique, ne consiste pas banalement en des représentations concupiscentes de l’acte sexuel, mais signale avec insistance l’ubiquité fantasmatique de la perversion… Paradoxalement, sa « normalité ». Ce qu’inlassablement elle dramatise, ce sont les divers contournements – plus ou moins étranges, déviants, farfelus, morbides, mais aussi revendiqués comme parfaitement ordinaires en tant que fantasmes… – d’une sexualité pleinement adulte. Ces fictions, où l’expression du désir semble devoir inévitablement faire appel à un imaginaire de la transgression perverse, paraissent servir d’échappatoires prophylactiques permettant d’évacuer, ou du moins de neutraliser dans une certaine mesure, des forces destructrices et anti-sociales : les appétits précoces que l’on soupçonne de foisonner dans la pénombre, dans les recoins occultes et inassimilés de l’esprit de tout le monde – constatation qui se veut empirique, d’ailleurs, dénuée de tout jugement péjoratif... Or, grâce aux fantasmagories maniéristes de ces « hentaï mangas », auteurs et lecteurs semblent à même d’admettre et d’accueillir sereinement leurs propres pulsions, tout en prenant utilement part à un rituel intime (mais aussi collectif, mass-médias obligent…) de défoulement (chimérique, masturbatoire…) qui aurait pour vertu essentielle de leur éviter de se perdre par mégarde dans quelque irréparable indécence de fait – dans quelque passage à l’acte malheureux qui mettrait en danger, au niveau individuel, leur « face » sociale. Par ailleurs, à l’échelle supérieure, la multiplication de tels gestes incontrôlés risquant de menacer la concorde qui rend possible l’existence même d’une communauté, chaque société doit, à sa façon, se pourvoir de moyens de les policer : au Japon, il semblerait que c’est en reconnaissant implicitement comme ordinaire la présence sous-jacente à la personnalité de chacun d’une sauvagerie secrète – partiellement dissociée, mais impétueuse, mais agissante – tout en cantonnant les transgressions qu’elle pourrait inspirer à une expression purement imaginaire, sublimée, et surtout conformiste – car fortement structurée institutionnellement (genres, pratiques éditoriales, marché, usages tolérés dans l’espace public…) –, que ces obscénités à la fois sinistres et bouffonnes, ridicules et troublantes, contribuent efficacement à maintenir la discipline sociale... car elles permettent de bannir toute révolte, même la plus viscérale et primitive, dans un « monde flottant » de rêverie inconséquente.

De quoi s’agit-il ? D’infidélité, de voyeurisme, d’inceste, de viol, de torture, de meurtre, de batifolage scatologique, de bestialité, de cannibalisme, de pédophilie – bigarrure éclectique, presque sans limites, des paraphilies où se fixent les pulsions archaïques en liberté… Mais aussi, crucialement, de carnaval : humiliations à géométrie variable, dégradation, renversements des rôles, de la hiérarchie sociale – contrôle télépathique ou technologique, magie, domination malicieuse et jubilatoire, rêves de toute-puissance, charivari… Et, spécialement pour les dames, introduction d’une homosexualité masculine fantasmée, sur mesure : délicate, utopique, un peu équivoque et vénéneuse – mais permettant néanmoins de concevoir une forme de virilité divergente qui vise à consoler les étudiantes rêveuses ou inquiètes, les professionnelles débordées, les mères de famille rangées, de l’accoutumée muflerie des hommes, de leur brutalité ordinaire… D’ailleurs, tant qu’à modifier les données du problème – les rôles sexuels –, pourquoi ne pas se montrer plus radical ? Donnons libre cours aux inquiétants flottements qui attaquent le cœur même de l’image de soi et de la personnalité : opérons des migrations, des inversions spontanées, par surprise, de la configurations des corps, ou du sexe biologique, par exemple ; ou encore, procédons à une accumulation simultanée, boulimique, de tous les attributs sexuels possibles… Exaltation, paroxysme, ivresse : hypertrophie et multiplication des verges, des seins, des bouches, des ventres, des vagins ; ravissement de découvrir l’étendue inépuisable du possible, dès lors que l’on se permet résolument de tourner le dos à une factualité littérale – oh! combien inerte et lourde et encombrante… Or cet envoutement agit grâce aux images : c’est par un style de dessin à la fois enlevé et convenu, plat et suggestif – jouant d’emphase caricaturale, de déformations grotesques, d’intempérante enflure hyperbolique, mais aussi d’énergiques et ingénieux raccourcis idéographiques – que ces représentations d’un monde de songe parviennent à remettre en question les distinctions fondamentales du moi et de l’autre, de l’humain et de l’animal, et même, en deçà, de l’individu et du substrat matériel qui le compose. Comme les peintures de Francis Bacon, bien que d’une tout autre manière, ces historiettes en image affirment froidement, sans pitié, le « devenir-viande » des personnes : elles exigent avec obstination que nous les appréhendions comme un complexe d’os, de peau, d’organes, de tissus, de fluides, de boyaux enchevêtrés… – afin qu’émerge l’intuition (bouddhique ?) de leur ultime impersonnalité. Confondant l’intérieur et de l’extérieur au moyen de transparences, de visions en « rayon x », de schémas analytiques relevant avec une précision obsessionnelle le détail des conjonctions, des insertions, des inséminations, des contaminations, des emprises, ces figures décrivent le cheminement impitoyable des verges (et autres protubérances protéiforme : tentacules, etc...) labourant, perçant, envahissant sans relâche les orifices divers et variés qui s’offrent à elles ; multipliant les membres, les attributs, les surfaces, les rôles, elles mettent à nue la corporalité même des corps : tactilité, intrication, croissance, absorption, métamorphose, altération, dégénérescence… Impermanence. Des hommes et de femmes sont condamnés à être possédés, déchirés, invertis, fécondés par des symboles de « l’autre » relatif ou absolu : extraterrestres, esprits, fantômes, elfes, zombis, robots, démons monstrueux… Mais, par le sortilège de l’indentification projective, tout comme les « héros » ou les victimes des histoires, ces figures de l’altérité repoussante, de l’extérieur, de l’étrange se confondent aussi avec le public voyeur qui jouit de leur cruauté – qui, toujours à distance, en sécurité, se découvre libre d’essayer tous les rôles, toutes les postures, tous déguisements possibles : d’être à la fois actif et passif, contenant et contenu, possédant et possédé.

La psychanalyse n’est pas japonaise… Admettons néanmoins, en suivant la leçon de Freud, que la condition pour accéder à une gratification érotique « normale » c’est de transcender notre ancrage précoce dans l’origine authentique (mais aussi sauvage, destructrice, profondément chaotique…) de nos pulsions. Contradictoirement, il semble nécessaire aussi, afin demeurer entièrement dans la vie, que nous ne perdions pas toute connexion avec ces prémices : et s’il est impératif de nous éloigner suffisamment de cette périlleuse source de la vitalité, nous devons malgré tout, dans une certaine mesure, continuer de nous nourrir de la force irradiante qui jamais ne cesse d’en émaner. Il faut nous laisser porter par les courants, les vigoureux débordements dionysiaques qui surgissent de ces profondeurs – mais en prenant bien garde de ne pas nous noyer dans leurs abîmes… Tout en restant fidèles à l’enfant – ou plutôt, au petit animal goulu et impitoyable que nous avons été – il nous appartient d’en dompter, d’en domestiquer, d’en humaniser les appétits impérieux et l’égoïsme farouche, afin de rendre possible notre insertion dans le monde social de l’échange et de la réciprocité. Cela étant, il arrive parfois, hélas, que certains, par mésaventure, par accident de parcours, ne fassent une halte forcée en chemin : qu’un traumatisme ne les fige, ne les emprisonne dans cette friche primitive et inapprivoisée ; qu’ils ou elles ne se retrouvent en conséquence condamné(e)s à une répétition de gestes stériles, maladifs et nuisibles – à leur récurrence compulsive mais aussi insignifiante… ou plutôt ne signifiant plus rien d’autre que ce malheureux blocage. Ce que propose la psychanalyse, c’est de tenter de résorber cet obstacle en permettant aux traumatismes, aux conflits inconscients, aux désirs inavouables ou informes d’accéder à la parole – et d’émerger ainsi dans un espace de clairvoyance, où l’on est (parfois…) à même de dénouer les nœuds d’égarement qui nous entravent. Or, l’art aussi peut atteindre le cœur des choses et tracer des chemins d’émancipation... Je soupçonne cependant que, pour sa part, le manga porno n’a jamais eu, de la sorte, une quelconque prétention à servir de dispositif d’émancipation existentielle ! Assurément, loin de chercher, par un processus de sublimation, à trouver une clef qui contribuerait à délivrer l’auteur et/ou le lecteur de sa prison symptomatique, le « hentaï manga » tend au contraire à pousser jusqu’au bout, jusqu’à leur paroxysme le plus outrancier, les logiques auto-protectrices, mais aussi en définitive handicapantes, de la perversion. S’il contribue peut-être à préserver utilement l’ordre hiérarchique d’une société très policée – mais néanmoins travaillée, bousculée, remuée, au niveau individuel, par de fortes tensions internes – c’est à la manière d’une drogue, d’un stupéfiant : ces rêveries rocambolesques se contentent d’aider à temporairement endormir la douleur de vivre – mais au prix d’enfermer son public toujours un peu plus dans un monde aride d’illusions infertiles.

Sans doute n’existe-t-il pas de langage privé, comme l’affirmait Wittgenstein, avec son impitoyable souci de précision : on parle toujours à quelqu’un… Pour avoir un sens, pour signifier quelque chose en particulier, les mots dépendent d’une pratique publique et partagée qui fixe leur usage et limite leurs acceptions possibles. Il me semble qu’il s’agit là d’ailleurs de la conséquence corolaire d’une vérité plus générale : la notion « d’individu » elle-même, pourtant si centrale à notre culture – l’idée qu’il pourrait exister quelque chose comme une personne affranchie des réseaux de connexion ou des dépendances diverses qui l’ont constituées – au fond, n’est qu’une élaboration un peu abusive, une vue de l’esprit. Ou plutôt, c’est une appréhension illusoire et partielle qui tient lieu dans la vie quotidienne d’un tout trop incommode à embrasser – et qui donc sans cesse nous échappe ; c’est une simplification mensongère qui usurpe subrepticement la place d’une vérité allant de soi jadis mais trop vertigineuse désormais, peut-être, pour nous-autres occidentaux hyper-individualistes, trop déstabilisante : on n’existe pas vraiment sans les autres… Sans leur regard, leur accueil, leur reconnaissance. Or la fonction essentielle du langage est justement de permettre à une telle réalité partagée de voir le jour et de prendre consistance. – Fort bien, mon capitaine... Mais quel rapport avec les étranges histoires cochonnes du pays du soleil levant ? Simplement, je veux dire que, de la même façon que les mots ne sauraient articuler une signification particulière qu’à la condition d’un partage, d’un échange, d’une évaluation collective, d’une reconnaissance mutuelle – de même les fantasmes… Hormis des gestes d’exaction criminelle ou de folie manifeste, qui dans les deux cas font justement abstraction de l’espace social ou bien lui opposent une fin de non-recevoir, des pulsions en liberté – pures, nues, complètement idiosyncratiques – on n’en voit jamais. Elles ne se manifestent qu’affublés de leurs plus beaux oripeaux : elles se coulent onduleusement dans des moules culturels convenus qui en déterminent largement l’apparence.

C’est pourquoi, il m’apparaît que, loin de donner à voir les divagations libres, sui generis, d’esprits murés dans un onanisme autarcique, l’extravagant fourbi pulsionnel qui s’offre à nous dans les pages du « hentaï manga » serait au contraire une affirmation conventionnelle se réclamant d’une appartenance partagée, ou comme on voudra, d’une soumission à un même ordre – que l’on s’efforce avec d’autant plus d’acharnement à transgresser en imagination, que l’on se résigne avec soulagement, en réalité, à sa contrainte. En d’autres termes, le fantasme sexuel, afin de surgir dans l’espace public et trouver une représentation opérante, se doit d’utiliser des formes collectives consacrées : un idiome, justement, avec son vocabulaire spécifique, sa grammaire, sa rhétorique, ses tropes, par le truchement desquelles il parviendra à susciter des échos – un trouble, une jouissance – dans la sensibilité de son public. Et en effet, le « hentaï manga » consiste bien en un tel langage, avec ses figures expressives propres : les écolières bien roulées, les tentacules profanatrices, les grands yeux, les monstres persécuteurs, les robots pervers, les poitrines et les verges hyperboliques… et aussi le dynamisme des lignes, les élégants contrastes du noir et du blanc, la savante exubérance de la mise en page. Mais comme à tous les langages, inévitablement, des aspects essentiels de la réalité lui échappent ; et ce n’est qu’en creux que cette littérature parvient à désigner le cœur indistinct, bouillonnant de l’expérience vécue – à faire sentir la présence comminatoire du substrat primitif, asocial, inassimilable, indicible qui nourrit la tension que nous ressentons entre notre forme individuelle, vécue comme radicalement séparée des autres corps, et notre nécessaire enchâssement dans le collectif : dans un monde partagé, à même de nous porter, de nous reconnaitre – oh ! pathétique, oh ! bouleversante espérance ! – de nous accueillir.

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