Tuesday, August 6, 2024

Vienne, avril 1945 : Robert vivra, mais sera désormais privé de dessert

Même avec le raffut de la loco et les bouchons dans les oreilles, on discernait le bourdonnement comminatoire des « forteresses volantes »... Ça pouvait durer un moment, avant que ça commence à péter — et c’était ça, le pire : l’attente. Il fallait continuer à surveiller la voie et les signaux, à graisser la pompe, à balancer juste ce qu’il fallait de charbon dans la gueule ardente de la chaudière — une pelletée par ci, une pelletée par là… Je me concentrais ; je me laissais pas gagner par la panique… Heureusement, j’étais devenu fortiche pour disposer artistement le combustible, par nappes légères : un geste à la fois, avec application, avec rigueur, pour pas trop céder à la trouille… L’idée, c’était de former une sorte de cuvette relevée sur tout le pourtour du foyer pour que la ventilation puisse bien attiser le feu… Fallait faire gaffe de maintenir la pression — sinon le coryphée, avec ses gants blancs et sa casquette plate, il commençait à tonitruer. Il se fâchait tout rouge et il gueulait comme un âne : « Schneller ! Drauflos ! » — avec, à l’occasion, en prime, un coup de pied au cul pour s’assurer qu’on agréait bien l’expression de ses exigences légitimes.

Pendant ce temps, les Américains et la RAF, faisant preuve d’une généreuse libéralité, ils arrosaient régulièrement les boches et leurs chemins de fer d’explosifs divers et variés… Ils l’avaient pas volé, les frisés — seulement, nous, les STO, les otages de tout poil, les corvéables à merci, on était là aussi : contiguïté malheureuse qu’on aurait bien volontiers évitée, mais voilà, on nous avait pas demandé notre avis… Moi et mon frangin Louis, c’était dans un village à quelques kilomètres de Cholet qu’ils nous avaient cueillis comme des petites fleurs, en train d’essayer de traverser nuitamment la ligne de démarcation pour aller vadrouiller dans la zone Nord. Loulou, il s’était convaincu que la Vendée, c’était le Pays de Cocagne, où le saucisson et le chocolat poussaient aux arbres… On crevait la dalle depuis des mois à Sainté à cause des réquisitions, et on avait fait le trajet depuis Lyon en tacot dans l’espoir qu’on pourrait enfin se gorger — et, pourquoi pas, faire des affaires... Le ravitaillement, c’était lucratif, si jamais on trouvait une combine… Loulou, il doutait de rien ; c’était un virtuose du système D… Il avait toujours un plan : on ferait ça en plein jour, sans « Ausweis » ni rien... On planquerait nos victuailles dans des charrettes pleines de fumier, pour décourager les curieux, et on s’efforcerait d’arborer l’air bien con et rébarbatif de bouseux, Sel de la Terre, qu’avaient rien à se reprocher…  Subterfuge astucieux qu’on a jamais eu l’occasion de mettre en application, puisque les aigles tatillons de la Zollpolizei nous ont pincés incontinent.

Les bombes, ça faisait un raffut du feu de Dieu. Tout d’un coup, quelque chose bruissait, au loin… Puis ça sifflait, de plus en plus fort, jusqu’à atteindre une sorte de paroxysme d’exaspération — avant d’éclater, féroce et indifférent, comme le tonnerre. La terre en tremblait — et si on se vautrait pas à temps, on pouvait être soufflé par le vent, même si on était trop loin pour se prendre des éclats dans le bec. Le plus épouvantable, c’était quand tout d’un coup : plus rien, silence… Ça voulait dire que la bombe, elle était en train de vous tomber droit sur le coco, et que c’était mais alors dare-dare qu’il fallait déguerpir. Seulement, il y avait nulle part où se planquer dans cet équipage de malheur — qui, sans relâche, parcourait la Bohème et les vastes et cafardeuses plaines d’Ukraine, afin de ravitailler la glorieuse soldatesque du Reich… Pas de répit non plus à Vienne, dans la forteresse où, entre nos excursions, les fritz nous entassaient — à l’étable, comme un misérable cheptel famélique… Et puis, quand, pour eux, face aux ruskofs, ça a commencé à sérieusement barder, ils nous ont plus sorti et c’est indéfiniment qu’on a poireauté là, tout démunis et lamentables, sous les projectiles… Des fois, quand la sirène hurlait, on se conchiait tellement qu’on avait la pétoche. C’est normal : nous, les honnêtes gens — on est pas fait pour les calamiteuses fantaisies de l’histoire, pour les cataclysmes sanguinaires ; on est des bêtes sensibles…

Parfois, dans la cour de l’«Ilag », le matin, ils fusillaient des types. Moi, je les connaissais pas, mais quand même, c’était pas rassurant. Si jamais ça leur prenait de me coller au mur, comme ça, pour la rigolade ? C’est épuisant d’avoir peur, d’être sans cesse sur le qui-vive… À cause d’un moment d’inattention, Loulou, il s’était presque fait couper en deux par un wagon en liberté, en essayant intempestivement de traverser les voies de la gare de triage. Ils m’avaient fait rappliquer pour que je constate… Quand je l’ai vu, c’était une forme inerte, sous un drap : un corps avec un creux bizarre au niveau du bide… Oh, il s’en est sorti ! Il a survécu ! Loulou, c’était un dur à cuire : il même pas été trop estropié, en définitive… Mais enfin, la mort qui rode, ça vous plombe... Ça vous bousille le moral… Les uns après les autres, au bout d’un moment, on faisait tous le même cauchemar : on avançait la nuit sur une rivière gelée… On essayait d’atteindre l’autre rive, mais on sentait que la glace, elle était pas bien prise ; qu’elle pouvait céder à tout moment ; qu’on risquait de sombrer, d’être englouti, de disparaître à jamais dans les ténèbres frigides… Ça a duré des mois comme ça, sans discontinuer — l’angoisse sur fond d’ennui, de faim, de contrariété : on s’en lasse vite, des remous troubles d’un effroi ordinaire, d’une lancinante trouille de tous les jours.

Finalement, un jour, on s’est levé et on a vu qu’il y avait plus personne pour surveiller la cabane. Les cerbères, ils avaient pigé que c’était plié — et, sans crier gare, ils avaient pris leurs cliques et leurs claques en oubliant de nous faire leurs bisous d’adieu. Toute la nuit, on avait entendu les mortiers tonner, qui se rapprochaient… L’Armée Rouge fonçait sur Vienne. Il parait que c’étaient les Mongols qui déferlaient : des sauvages forcenés venus des steppes… Ils faisaient pas de le détail : ils pilonnaient copieusement la rive ouest du Danube, où on était internés. Nous, dans le dortoir, on guettait anxieusement les étincelles de shrapnel qui crépitaient de temps en temps, quand un obus éclatait contre la façade du blockhaus qui donnait sur le fleuve, en rongeant toujours d’avantage le dessous de la porte en planches qui nous séparait du couloir. Couché sur mon grabat, je scrutais cette protection de plus en plus ténue, tandis qu’elle s’évanouissait, peu à peu, à chaque soudaine fulgurance, en laissant entrer toujours plus de la clarté incongrue, étrangement douce et sereine, de la lune. Avec une ardeur sans pareil, je priais que ça tienne... J’ai jamais été cagot, mais il y a des moments propices pour la négociation avec le Seigneur — pour les arrangements à l’amiable... Avec ferveur, j’ai promis que s’il me laissait passer la nuit, s’il m’accordait de vivre encore… Je renonçais — je renonçais, pour toujours, au dessert ! Fini les petits gâteaux, les fruits, les flans, les crêpes… Et, comme j’ai survécu : depuis, sans faute j’ai toujours tenu ma promesse — enfin, sauf quand les fraises sont de saison…

À l’aube, on a enfoncé ce qui restait de la porte et, furtivement, au cas où il trainait encore des factionnaires fridolins un peu trop consciencieux, on s’est barré — certains par petits groupes, d’autres seuls — s’éparpillant dans le tumulte menaçant de la ville en émoi. Les bons bourgeois étaient terrorisés par l’arrivée des brutes vengeresses venues de l’est, et il fallait faire gaffe parce qu’eux aussi, ils pouvaient se révéler farouches... On risquait à tout moment de se faire happer par les courants chaotiques du grouillement humain qui, à l’improviste, pouvait surgir de n’importe quel détour : ça ferraillait ; ça pillait ; ça mitraillait ; ça chahutait ; ça remuait ; ça détruisait ; ça fuyait ; ça gueulait comme des putois ; ça brisait des vitrines à coup de crosse ; ça subissait des outrages abominables ; ça violait indifféremment les vierges et les mémés à tour de bras… Dans une sorte de frénésie aveugle et imbécile, nos soudards venus du froid se défoulaient sauvagement ; ils saccageaient la ville – petit délassement bien mérité que leurs officiers accordaient à ces braves qui (que voulez-vous, madame?) avaient besoin de se ravigoter un peu après tant d’efforts patriotiques, tant de cruels et héroïques sacrifices ; ils foutaient tout à feu et à sang ; ils barbarisaient avec enthousiasme et sans états d’âme ! Bien sûr, ça faisait un peu désordre… Et puis les viennois, incrédules d’être ainsi rattrapés par les contingences fâcheuses d’un destin funeste, ils se vautraient dans les paroxysmes de l’angoisse, de la haine, de la terreur. Un peu inconsciemment, à l’instinct, moi et quelques compagnons, on avait suivi la voie ferrée pour essayer de s’extraire le plus vite possible de la ville mise à sac, mais c’était pas évident… Des fois, on était contraint de s’exposer à des feux croisés pour avancer… Ça pétait de partout : l’artillerie couvrait la retraite de la Wehrmacht et des mitrailleurs russes tiraient sur tout ce qui bouge dès qu’on s’approchait de la rive pour aller chercher de l’eau à boire… C’était rédhibitoire. Alors nous, on se planquait épisodiquement, pour attendre que ça se calme un peu ; on faisait des petites pauses quand on trouvait un abri de fortune où on pouvait être un moment un peu peinards… C’est comme ça, sous les viaducs du Prater, qu’on a vu comment l’arrière garde allemande avait disposé des prisonniers russes ligotés pour former une sorte de haie humaine, sans doute dans l’espoir de gêner la progression des tanks ennemis qui les poursuivaient ; et comment, quand les colonnes de blindés soviétiques ont surgi, elles ont foncé tout droit, sans même ralentir — écrabouillant au passage, avec désinvolture, leurs malheureux compatriotes qui avaient eu la maladresse coupable de se laisser capturer.

Plus loin, tandis qu’on reprenait notre souffle, embusqués derrière le muret d’un petit jardin public, on a été les témoins de l’étrange manège d’un soldat allemand sans son casque, qui semblait garder un calme olympien dans toute cette furieuse mêlée : sans se presser, il est sorti d’un immeuble avec sous le bras un beau plateau de service en argent ouvragé... Calmement, avec les gestes précis et expressifs d’un Buster Keaton, il a posé son plateau debout contre le mur qui faisait face à l’ouverture de la porte cochère d’où il avait surgi. Quelques instants, posé, consciencieux, il a semblé chercher le meilleur angle pour placer cet objet un peu saugrenu dans les circonstances, afin de le mettre en valeur. Avec les copains, on se demandait ce qu’il pouvait bien fabriquer… Mais on vite a compris quand, une fois satisfait d’avoir trouvé la disposition idoine, il a retraversé l’allée pour se mettre à plat ventre dans la pénombre de la cour intérieure : il allait à la pêche… Et on a pas attendu longtemps pour voir le premier poisson : un type énorme, une brute, boudiné dans son uniforme de l’armée rouge, s’avisant de l’aubaine… Sans faire gaffe, il s’est penché pour ramasser le plateau — et, avec un claquement sec, le dessus de sa tête a éclaté, en emportant sa petite calotte militaire. Son corps massif s’est écroulé sur place, mollement, comme un sac de linge sale. En quelque minutes, un, deux, trois, quatre types sont tombés dans le panneau. Nous, on les aurait bien prévenus, mais on crevait de trouille ; on voulait à aucun prix nous faire remarquer !… À chaque fois qu’un de nos preux — mais inquiétants, mais redoutables… — libérateurs soviétiques s’arrêtait pour examiner le précieux objet, il se faisait abattre. Les uns après les autres, les bonhommes se baissaient pour ramasser leur trésor — et à la place, comme dans un conte, ils trouvaient la mort… Ça a duré un bon moment, avant qu’un officier un peu plus dégourdi que les autres, ne s’avise de balancer une grenade dans la cour de l’immeuble pour faire cesser le carnage — nous donnant l’occasion, dans le bastringue qui a suivi la détonation, ni vus, ni connus, de déguerpir.

Et puis plus tard, les trois ponts de la ville ont sauté en même temps et d’énormes pierres de taille se sont élevées dans les airs avant de nous retomber sur la tronche comme une pluie d’Ancien Testament ; et puis, par la force des choses, on a fini par s’éparpiller, les « franzouses » en balade, petit à petit, on s’est perdu de vue, à force de confusion, de déflagrations, d’avanies, de zigzags ; on s’est fondu dans la cohue des loqueteux égarés, des métèques, des notables ensauvagés ; on s’est dissolu dans les flux diversiformes des fuyards, dans le grouillement animalier de cette populace harassée par une trop cruelle adversité : des Roumains, des Slovènes, des Czechs, des Hongrois, des Autrichiens surtout, à la pelle, qui tout d’un coup, sur le tard, se découvraient en peuple opprimé qu’il faudrait surtout pas confondre avec ces Nazis malfaisants, leurs inqualifiables bourreaux… Et puis, après bien d’autres péripéties encore, dont je renonce à faire l’inventaire – par lassitude d’une évocation rétrospective qui, il me semble désormais, tourne un peu à vide ; dont je sens l’enchantement se tarir, et s’évanouir le pouvoir qu’elle avait de me faire revivre un instant une jeunesse si belle, vue de loin, mais aussi si difficile – je suis parvenu tant bien que mal à traverser le fleuve, à rejoindre la terre ferme, à marcher, à marcher… des jours entiers, à marcher dans la forêt, dans la montagne, perdu dans des paysages coquets, déconcertants, dans des images de carte postale, m’éloignant toujours plus, sans relâche de la prison, des détonations, de la catastrophe, de l’anéantissement... Sur un banc au bord de la route, pourtant, par inadvertance, je me suis endormi à côté d’un cadavre... Puis, je me suis fait capturer à nouveau, par de russes cette fois… Mais la chance m’a souri : j’ai pu m’esbigner, reprendre mon chemin, me remettre à chercher les amerloques et leur généreuses rations, leurs trains de rapatriement… J’en avais tellement marre de cette couillonnade ! À la fin, je me revois, comme de l’extérieur, comme un personnage de roman : crevant la dalle, chancelant, pétochard – mais aussi, dorénavant, plein d’espoir, et même d’allégresse… Sans relâche, je filais, je crapahutais, mes petits loups, mes belettes, infatigable, je galopais vers l’ouest…

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