As my father lay dying
Waking and sleeping
Sleeping and waking
Together abiding
From breath to breath
To the end of the night
I felt no fear
To my surprise
Only the love
The love the love
In the lamp’s soft glow
Needed to hold him
As my father lay dying
Waking and sleeping
Sleeping and waking
Together abiding
From breath to breath
To the end of the night
I felt no fear
To my surprise
Only the love
The love the love
In the lamp’s soft glow
Needed to hold him
Étrange mélange d’inventivité, de force évocatrice, de sincérité innocente – mais aussi de platitude, de vulgarité, de conformisme rigide, de répétition à vide, des bandes dessinées pornographiques japonaises… Ce qui me semble admirable, c’est combien sans affectation et avec une grande justesse, elles situent spontanément la source de l’érotisme dans les affects de la petite enfance : le désir de manger l’autre, de le détruire, de l’utiliser comme une chose, de se transformer en lui (ou en elle) ; l’expérience de la labilité des corps, des formes, des sensations ; la constatation de l’instabilité de la personne, des rôles (au sein de la famille ou dans le monde…), des fragiles équilibres interpersonnels – ces chantiers épineux et sans aboutissement… Au fond, il me semble qu’il s’agit de différents aspects de la même intuition profonde : être soi-même, c’est toujours aussi devenir un autre ; nous sommes chacun une créature en transition – un monstre en puissance, qui, à l’occasion, surgit en acte, nous révélant à nous-même comme différent de ce que nous étions jusque-là, ou plutôt de ce que croyions être… Ce que dramatisent ces historiettes licencieuses, c’est, il me semble, la superposition qui s’opère, avec plus ou moins de succès selon les individus, sur ce matériau de base infantile, de l’incommode machinerie de la sexualité génitale : ses laborieux dispositifs de jouissance, ses ébats convenus, son arbitraire tuyauterie, ses jeux, son théâtre, ses formes sociales, ses médiations diverses, ses rengaines, ses servitudes… Au-delà des thèmes, des motifs particuliers de chaque récit, ce corpus, dans son agrégat pléthorique, me parait témoigner avec une éloquence saisissante de notre confrontation/communion avec cette despotique « volonté » qu’un Schopenhauer croyait sous-jacente à la vie, à la réalité même, et dont la sexualité serait la manifestation exemplaire : une contrainte aveugle, stupide, inconsciente, insignifiante, impersonnelle… mais néanmoins parfaitement péremptoire et inéluctable.
Je lis dans Wikipédia qu’étymologiquement « hentaï » assortit les idées de changement ou d’étrangeté avec celles d’apparence ou de condition : le terme signifie métamorphose donc, ou transformation – mais, dans un contexte sexuel, il comporte aussi une connotation de perversion et d’anormalité. Il serait l’abréviation de « hentaï seiyoku » : expression qui désignait initialement une bizarrerie quelconque (incluant des troubles psychologiques ou même des pouvoir paranormaux…), mais dont le sens s’est restreint par la suite aux désirs sexuels considérés comme anormaux ou pervers. Et en effet, loin de la simple grivoiserie, la bande dessinée pornographique japonaise contemporaine ne semble s’intéresser qu’assez accessoirement à la sexualité ordinaire – ses principales préoccupations tournant plutôt autour des bifurcations maladives de celle-ci… Cet art, ou plutôt cette surabondante production masse-médiatique, ne consiste pas banalement en des représentations concupiscentes de l’acte sexuel, mais signale avec insistance l’ubiquité fantasmatique de la perversion… Paradoxalement, sa « normalité ». Ce qu’inlassablement elle dramatise, ce sont les divers contournements – plus ou moins étranges, déviants, farfelus, morbides, mais aussi revendiqués comme parfaitement ordinaires en tant que fantasmes… – d’une sexualité pleinement adulte. Ces fictions, où l’expression du désir semble devoir inévitablement faire appel à un imaginaire de la transgression perverse, paraissent servir d’échappatoires prophylactiques permettant d’évacuer, ou du moins de neutraliser dans une certaine mesure, des forces destructrices et anti-sociales : les appétits précoces que l’on soupçonne de foisonner dans la pénombre, dans les recoins occultes et inassimilés de l’esprit de tout le monde – constatation qui se veut empirique, d’ailleurs, dénuée de tout jugement péjoratif... Or, grâce aux fantasmagories maniéristes de ces « hentaï mangas », auteurs et lecteurs semblent à même d’admettre et d’accueillir sereinement leurs propres pulsions, tout en prenant utilement part à un rituel intime (mais aussi collectif, mass-médias obligent…) de défoulement (chimérique, masturbatoire…) qui aurait pour vertu essentielle de leur éviter de se perdre par mégarde dans quelque irréparable indécence de fait – dans quelque passage à l’acte malheureux qui mettrait en danger, au niveau individuel, leur « face » sociale. Par ailleurs, à l’échelle supérieure, la multiplication de tels gestes incontrôlés risquant de menacer la concorde qui rend possible l’existence même d’une communauté, chaque société doit, à sa façon, se pourvoir de moyens de les policer : au Japon, il semblerait que c’est en reconnaissant implicitement comme ordinaire la présence sous-jacente à la personnalité de chacun d’une sauvagerie secrète – partiellement dissociée, mais impétueuse, mais agissante – tout en cantonnant les transgressions qu’elle pourrait inspirer à une expression purement imaginaire, sublimée, et surtout conformiste – car fortement structurée institutionnellement (genres, pratiques éditoriales, marché, usages tolérés dans l’espace public…) –, que ces obscénités à la fois sinistres et bouffonnes, ridicules et troublantes, contribuent efficacement à maintenir la discipline sociale... car elles permettent de bannir toute révolte, même la plus viscérale et primitive, dans un « monde flottant » de rêverie inconséquente.
De quoi s’agit-il ? D’infidélité, de voyeurisme, d’inceste, de viol, de torture, de meurtre, de batifolage scatologique, de bestialité, de cannibalisme, de pédophilie – bigarrure éclectique, presque sans limites, des paraphilies où se fixent les pulsions archaïques en liberté… Mais aussi, crucialement, de carnaval : humiliations à géométrie variable, dégradation, renversements des rôles, de la hiérarchie sociale – contrôle télépathique ou technologique, magie, domination malicieuse et jubilatoire, rêves de toute-puissance, charivari… Et, spécialement pour les dames, introduction d’une homosexualité masculine fantasmée, sur mesure : délicate, utopique, un peu équivoque et vénéneuse – mais permettant néanmoins de concevoir une forme de virilité divergente qui vise à consoler les étudiantes rêveuses ou inquiètes, les professionnelles débordées, les mères de famille rangées, de l’accoutumée muflerie des hommes, de leur brutalité ordinaire… D’ailleurs, tant qu’à modifier les données du problème – les rôles sexuels –, pourquoi ne pas se montrer plus radical ? Donnons libre cours aux inquiétants flottements qui attaquent le cœur même de l’image de soi et de la personnalité : opérons des migrations, des inversions spontanées, par surprise, de la configurations des corps, ou du sexe biologique, par exemple ; ou encore, procédons à une accumulation simultanée, boulimique, de tous les attributs sexuels possibles… Exaltation, paroxysme, ivresse : hypertrophie et multiplication des verges, des seins, des bouches, des ventres, des vagins ; ravissement de découvrir l’étendue inépuisable du possible, dès lors que l’on se permet résolument de tourner le dos à une factualité littérale – oh! combien inerte et lourde et encombrante… Or cet envoutement agit grâce aux images : c’est par un style de dessin à la fois enlevé et convenu, plat et suggestif – jouant d’emphase caricaturale, de déformations grotesques, d’intempérante enflure hyperbolique, mais aussi d’énergiques et ingénieux raccourcis idéographiques – que ces représentations d’un monde de songe parviennent à remettre en question les distinctions fondamentales du moi et de l’autre, de l’humain et de l’animal, et même, en deçà, de l’individu et du substrat matériel qui le compose. Comme les peintures de Francis Bacon, bien que d’une tout autre manière, ces historiettes en image affirment froidement, sans pitié, le « devenir-viande » des personnes : elles exigent avec obstination que nous les appréhendions comme un complexe d’os, de peau, d’organes, de tissus, de fluides, de boyaux enchevêtrés… – afin qu’émerge l’intuition (bouddhique ?) de leur ultime impersonnalité. Confondant l’intérieur et de l’extérieur au moyen de transparences, de visions en « rayon x », de schémas analytiques relevant avec une précision obsessionnelle le détail des conjonctions, des insertions, des inséminations, des contaminations, des emprises, ces figures décrivent le cheminement impitoyable des verges (et autres protubérances protéiforme : tentacules, etc...) labourant, perçant, envahissant sans relâche les orifices divers et variés qui s’offrent à elles ; multipliant les membres, les attributs, les surfaces, les rôles, elles mettent à nue la corporalité même des corps : tactilité, intrication, croissance, absorption, métamorphose, altération, dégénérescence… Impermanence. Des hommes et de femmes sont condamnés à être possédés, déchirés, invertis, fécondés par des symboles de « l’autre » relatif ou absolu : extraterrestres, esprits, fantômes, elfes, zombis, robots, démons monstrueux… Mais, par le sortilège de l’indentification projective, tout comme les « héros » ou les victimes des histoires, ces figures de l’altérité repoussante, de l’extérieur, de l’étrange se confondent aussi avec le public voyeur qui jouit de leur cruauté – qui, toujours à distance, en sécurité, se découvre libre d’essayer tous les rôles, toutes les postures, tous déguisements possibles : d’être à la fois actif et passif, contenant et contenu, possédant et possédé.
La psychanalyse n’est pas japonaise… Admettons néanmoins, en suivant la leçon de Freud, que la condition pour accéder à une gratification érotique « normale » c’est de transcender notre ancrage précoce dans l’origine authentique (mais aussi sauvage, destructrice, profondément chaotique…) de nos pulsions. Contradictoirement, il semble nécessaire aussi, afin demeurer entièrement dans la vie, que nous ne perdions pas toute connexion avec ces prémices : et s’il est impératif de nous éloigner suffisamment de cette périlleuse source de la vitalité, nous devons malgré tout, dans une certaine mesure, continuer de nous nourrir de la force irradiante qui jamais ne cesse d’en émaner. Il faut nous laisser porter par les courants, les vigoureux débordements dionysiaques qui surgissent de ces profondeurs – mais en prenant bien garde de ne pas nous noyer dans leurs abîmes… Tout en restant fidèles à l’enfant – ou plutôt, au petit animal goulu et impitoyable que nous avons été – il nous appartient d’en dompter, d’en domestiquer, d’en humaniser les appétits impérieux et l’égoïsme farouche, afin de rendre possible notre insertion dans le monde social de l’échange et de la réciprocité. Cela étant, il arrive parfois, hélas, que certains, par mésaventure, par accident de parcours, ne fassent une halte forcée en chemin : qu’un traumatisme ne les fige, ne les emprisonne dans cette friche primitive et inapprivoisée ; qu’ils ou elles ne se retrouvent en conséquence condamné(e)s à une répétition de gestes stériles, maladifs et nuisibles – à leur récurrence compulsive mais aussi insignifiante… ou plutôt ne signifiant plus rien d’autre que ce malheureux blocage. Ce que propose la psychanalyse, c’est de tenter de résorber cet obstacle en permettant aux traumatismes, aux conflits inconscients, aux désirs inavouables ou informes d’accéder à la parole – et d’émerger ainsi dans un espace de clairvoyance, où l’on est (parfois…) à même de dénouer les nœuds d’égarement qui nous entravent. Or, l’art aussi peut atteindre le cœur des choses et tracer des chemins d’émancipation... Je soupçonne cependant que, pour sa part, le manga porno n’a jamais eu, de la sorte, une quelconque prétention à servir de dispositif d’émancipation existentielle ! Assurément, loin de chercher, par un processus de sublimation, à trouver une clef qui contribuerait à délivrer l’auteur et/ou le lecteur de sa prison symptomatique, le « hentaï manga » tend au contraire à pousser jusqu’au bout, jusqu’à leur paroxysme le plus outrancier, les logiques auto-protectrices, mais aussi en définitive handicapantes, de la perversion. S’il contribue peut-être à préserver utilement l’ordre hiérarchique d’une société très policée – mais néanmoins travaillée, bousculée, remuée, au niveau individuel, par de fortes tensions internes – c’est à la manière d’une drogue, d’un stupéfiant : ces rêveries rocambolesques se contentent d’aider à temporairement endormir la douleur de vivre – mais au prix d’enfermer son public toujours un peu plus dans un monde aride d’illusions infertiles.
Sans doute n’existe-t-il pas de langage privé, comme l’affirmait Wittgenstein, avec son impitoyable souci de précision : on parle toujours à quelqu’un… Pour avoir un sens, pour signifier quelque chose en particulier, les mots dépendent d’une pratique publique et partagée qui fixe leur usage et limite leurs acceptions possibles. Il me semble qu’il s’agit là d’ailleurs de la conséquence corolaire d’une vérité plus générale : la notion « d’individu » elle-même, pourtant si centrale à notre culture – l’idée qu’il pourrait exister quelque chose comme une personne affranchie des réseaux de connexion ou des dépendances diverses qui l’ont constituées – au fond, n’est qu’une élaboration un peu abusive, une vue de l’esprit. Ou plutôt, c’est une appréhension illusoire et partielle qui tient lieu dans la vie quotidienne d’un tout trop incommode à embrasser – et qui donc sans cesse nous échappe ; c’est une simplification mensongère qui usurpe subrepticement la place d’une vérité allant de soi jadis mais trop vertigineuse désormais, peut-être, pour nous-autres occidentaux hyper-individualistes, trop déstabilisante : on n’existe pas vraiment sans les autres… Sans leur regard, leur accueil, leur reconnaissance. Or la fonction essentielle du langage est justement de permettre à une telle réalité partagée de voir le jour et de prendre consistance. – Fort bien, mon capitaine... Mais quel rapport avec les étranges histoires cochonnes du pays du soleil levant ? Simplement, je veux dire que, de la même façon que les mots ne sauraient articuler une signification particulière qu’à la condition d’un partage, d’un échange, d’une évaluation collective, d’une reconnaissance mutuelle – de même les fantasmes… Hormis des gestes d’exaction criminelle ou de folie manifeste, qui dans les deux cas font justement abstraction de l’espace social ou bien lui opposent une fin de non-recevoir, des pulsions en liberté – pures, nues, complètement idiosyncratiques – on n’en voit jamais. Elles ne se manifestent qu’affublés de leurs plus beaux oripeaux : elles se coulent onduleusement dans des moules culturels convenus qui en déterminent largement l’apparence.
C’est pourquoi, il m’apparaît que, loin de donner à voir les divagations libres, sui generis, d’esprits murés dans un onanisme autarcique, l’extravagant fourbi pulsionnel qui s’offre à nous dans les pages du « hentaï manga » serait au contraire une affirmation conventionnelle se réclamant d’une appartenance partagée, ou comme on voudra, d’une soumission à un même ordre – que l’on s’efforce avec d’autant plus d’acharnement à transgresser en imagination, que l’on se résigne avec soulagement, en réalité, à sa contrainte. En d’autres termes, le fantasme sexuel, afin de surgir dans l’espace public et trouver une représentation opérante, se doit d’utiliser des formes collectives consacrées : un idiome, justement, avec son vocabulaire spécifique, sa grammaire, sa rhétorique, ses tropes, par le truchement desquelles il parviendra à susciter des échos – un trouble, une jouissance – dans la sensibilité de son public. Et en effet, le « hentaï manga » consiste bien en un tel langage, avec ses figures expressives propres : les écolières bien roulées, les tentacules profanatrices, les grands yeux, les monstres persécuteurs, les robots pervers, les poitrines et les verges hyperboliques… et aussi le dynamisme des lignes, les élégants contrastes du noir et du blanc, la savante exubérance de la mise en page. Mais comme à tous les langages, inévitablement, des aspects essentiels de la réalité lui échappent ; et ce n’est qu’en creux que cette littérature parvient à désigner le cœur indistinct, bouillonnant de l’expérience vécue – à faire sentir la présence comminatoire du substrat primitif, asocial, inassimilable, indicible qui nourrit la tension que nous ressentons entre notre forme individuelle, vécue comme radicalement séparée des autres corps, et notre nécessaire enchâssement dans le collectif : dans un monde partagé, à même de nous porter, de nous reconnaitre – oh ! pathétique, oh ! bouleversante espérance ! – de nous accueillir.
Il y a un plaisir spécifique, par exemple, à la lecture du roman picaresque, variété amusante du roman baroque, dont la forme de base ne consiste en rien d’autre (ou presque !) que l’accumulation de péripéties déconnectées, chacune obéissant bien, plus ou moins, aux règles aristotéliciennes de l’action dramatique, mais dont l’ensemble ne tient que par le fil ténu d’un « récit cadre » – souvent une narration rétrospective pseudo-autobiographique – et une poignée de thèmes communs. La principale sensation que procure ce genre de littérature n’est pas la catharsis, mais plutôt une sorte d’effet de vitesse, une légèreté un peu enivrante qui permet de s’évader dans un domaine imaginaire tonique et accueillant. La vie n’y est jamais totalisée en « destin » : les personnages, et par leur truchement, le lecteur se retrouvent agréablement désorientés dans des circonstances qui sont à la fois familières – car dépeintes au départ avec une sorte de réalisme sociologique précoce – et bizarres, coriaces, effrayantes parfois, attirantes, fantasmagoriques : un monde d’aventure, ouvert à tous les vents… De façon rassurante, le héros n’y perd jamais complètement pied, car il se découvre, tel un grand garçon intrépide et confiant, enchanté de pouvoir faire ses premiers pas tout seul, sans l’aide de sa maman… Il subit des épreuves ; il brave sans cesse des périls – mais, imperturbable, demeure toujours en adéquation sereine avec son univers ; il n’est jamais sérieusement menacé, jamais forcé de se remettre en question : bien qu’il doive faire face à d’innombrables dangers, ceux-ci finissent inévitablement par être dépassés, résorbés, contournés ; sa vie prend la forme d’une passionnante aventure… sans conséquence. Il n’apprend rien, en fin de compte, et ne change pas, au fur et à mesure d’une « évolution » toute illusoire : toujours agissant, il demeure pourtant inchangé, sans profondeur, et comme extérieur à lui-même. C’est bien lui qui fait, qui cherche, qui va, qui saute, qui coure, qui trouve, qui frappe, qui séduit, qui surgit, qui saisit – mais les évènements de sa propre vie, épiphénomènes superficiels, n’agissent pas en retour sur lui, ne laissent aucunes de traces durables : de pauvre, il devient richissime… mais pour retomber aussitôt dans la débine ; affligé d’origines sociales avilissantes, le voilà qui parvient à se hisser au pinacle des éminences – mais seulement pour choir à nouveau, chassé, dévalisé, réduit en esclavage, condamné à la pire des infortunes… avant, bien sûr, d’infléchir derechef la trajectoire, de se métamorphoser encore, tumultueusement, de rebondir. Il échappe ainsi sans cesse au poids, à l’ennui, à l’encombrement durable des contingences prosaïques – demeurant au contraire toujours labile, insaisissable, mais aussi, victime de l’enchantement narratif qui le préserve, humainement ténu, sans consistance. Le héros voyage au loin : il change sans cesse de paysage – mais celui-ci n’est jamais qu’un décor. De son monde, il connaît le haut et le bas ; il roule sa bosse par ci et par là ; il croise d’exotiques personnages – mais ce ne sont qu’autant de masques, de caractères convenus, de figurants comme lui insubstantiels, ne débordant jamais leur fonction narrative mise à nue… Ces romans, divertissements frivoles – histoires mouvementées, légères, toute en agitation pétillante – témoignent pourtant avec assurance, avec efficacité, d’une grave et énigmatique vérité : nous traversons la vie largement en automates, en petites machines sensibles, actives, ingénieuses, pleines de ressources, dont la turbulence semble cependant, en dernier ressort, gratuite et dénuée de sens : chatoiement d’illusions reposant sur un angoissant néant – mais chatoiement si précieux néanmoins ; vide, mirage – mais aussi prodige inestimable.
S’il reprend la rhétorique sacrée de la prédication chrétienne post-tridentine, pessimiste et volontiers moralisatrice… – toute inconduite appelant sa juste sanction et tout péché son repentir – il me semble, qu’au-delà de cette « idéologie » affichée, le picaresque ouvre sur tout autre chose, et qui est comme son contraire : non pas la nécessité d’un ordre moral hétéronome se fondant sur une légitimation externe, transcendante, de la vie – mais bien, à l’opposé, une célébration de l’immanence concrète de celle-ci, immédiatement palpable, sans reste. Le Christianisme, raconte Paul Veyne quelque part, a donné une nouvelle profondeur à l’homme de l’antiquité : une intériorité psychologique individuelle, une conscience de soi, de sa propre responsabilité morale, complètement inédites jusque-là. Or, par une sorte de retournement, j’ai l’impression que le picaresque, genre chrétien pourtant, mais tardif, mais peut-être travaillé par une sensibilité nouvelle, cherchait à sa façon à libérer ses lecteurs des abîmes incommodes de l’introspection – quitte à y substituer aussitôt un autre type de lucidité. Il est pur divertissement, au sens de Pascal (« Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point songer » …) – seulement, contrairement à ce qu’entendait le grave auteur des Pensées, ici, le divertissement permettrait d’accéder non pas à une fausse conscience blâmable et folle, mais bien plutôt à une forme de sagesse instinctive. Comme les constructions fluctuantes des jeux puériles, à la fois amusants et très sérieux, ce genre évoque un mode de rapport au réel tout en surface, sans aboutissement, mais aussi intensément jubilatoire, et dont la caution serait une sorte d’inventivité heureuse et immotivée, de vitalité irréfragable : un épanouissement n’ayant besoin pour s’imposer d’aucune autre justification particulière – quelque chose comme ce que Clément Rosset nommait la « force majeure ». Minoritaires, dissidentes, hérétiques, de telles intuitions sont quelquefois parvenues à surnager dans l’air du temps, à différentes époques… Spinoziste, peut-être, sans le savoir, ou comme on voudra, Nietzschéen avant l’heure, ce type de représentation célèbre la vie en tant que pure puissance : valeur prépondérante, absolue – parvenant par sa vigueur, par son invincible jaillissement, à rendre inoffensive jusqu’à la pensée de la mort.
Dans son rapport au temps aussi, le roman picaresque sait suspendre et comme annuler la fatalité : les récits sont bien narrés au passé, mais on sent qu’il ne s’agit là que d’une convention traditionnelle, car, comme dans les films, le déroulement des faits – ou plutôt, ici, la cascade des rebondissements – se maintient psychologiquement pour le lecteur dans une espèce de « présent continu » de l’action en cours. On pense aux fameux développements de Gilles Deleuze, qui, s’inspirant de Bergson, de Nietzsche et des stoïciens, a naguère proposé deux conceptions du temps : d’une part le « Chronos », séquence linéaire qui fait se succéder un passé qui s’étend « derrière » nous, un présent infinitésimal, fugace, insaisissable, et un futur qui s’ouvre « devant » nous, vaste et incertain ; et d’autre part « l’Aion », ou l’instant pur : présent éternel, intensité immobile où coexistent des multiplicités de possible – concentration sans début ni fin, moment de devenir perpétuel qui intègre en lui-même le passé et l’avenir. De même, le roman picaresque décrit bien, en première approche, des séquences d’actions se déroulant selon une représentation « chronologique » ordinaire du temps. Le héros/narrateur dit : d’abord j’ai fait ci, puis j’ai fait ça… et de simple berger, voici que je me suis retrouvé comte d’Alméria… mais, hélas, les pirates m’ont fait prisonnier… or, si la belle princesse ne m’avait pas pris en pitié… je n’aurais jamais pu m’échapper… et profiter de l’occasion pour leur dérober ce fabuleux trésor… qu’ensuite, comble de malheur !, j’ai perdu dans un naufrage, etc., etc. Mais, si, plutôt que de suivre le récit dans le détail, le lecteur se laisse porter par son courant – son attention vagabonde ne distinguant plus qu’assez vaguement les contours de chaque péripétie, mais ressentant néanmoins l’énergie, le dynamisme qui se dégage de leur pléthorique cortège – il finira nécessairement par faire l’expérience de l’autre aspect de la durée : celui de la magnitude incommensurable de l’immédiat, qui ne situe pas les relations causales dans un filet de coordonnées transcendantales, mais qui, comme un ravissement, le saisit dans un champ d’intensité.
Ce genre littéraire présenterait donc une succession diachronique de moments singuliers, mais, comme en superposition, il évoquerait aussi la continuité sensible de l’actuel qui se déploie : somme de moments, d’événements, d’objets, de personnages constituant un monde fictif agité en apparence, mais qui se révèle en dernière analyse immobile, intensif – telle une onde stationnaire. Pour parvenir à cet effet, il procède par accumulation : c’est une des figures de rhétorique les plus simples, mais dont l’efficacité expressive peut s’avérer formidable… Sur un mode comique ou satyrique ou pathétique, elle peut marquer l’exagération, le foisonnement, la démesure ; en réduisant à une liste, à un inventaire, le pan de réalité sur lequel on nous enjoint de poser notre regard, elle peut évoquer l’exhaustivité implacable d’une preuve à charge, mais aussi le surgissement haletant, dans l’expérience ordinaire, en deçà de toute conceptualisation, des objets se présentant en pagaille à notre attention. Plus que d’autres types de récit, il me semble que le roman picaresque prend la forme d’une telle récapitulation : d’un recensement enregistrant pêle-mêle l’existence supposée d’évènements, de personnes, de sentiments vécus… non pas au moyen d’une architecture dramatique sophistiquée, mais par simple amoncellement. Elle est un ramassis de fables, une série d’épanchements narratifs, reliés par la figure un peu diaphane du héros d’une part, mais surtout, d’autre part, par la volubilité déliée du narrateur dont la parole assure la synthèse des méandres du récit et leur ultime cohérence. Au-delà du « divertissement », ce qui procure la plus profonde satisfaction dans ces enfilades de fables, ce sont justement les fonctions sommative et conjonctive de l’inventaire : car c’est par ce biais que ces histoires si vivaces parviennent à désigner toute la diversité chaotique du monde – mais en la résorbant immédiatement, de façon lénifiante et jouissive, dans un ordonnancement sommaire (le feuilleton…) qui nous donne, à nous, mortels en mal d’apaisement – ombrageux lecteurs – l’impression, après tout, d’avoir sur elle quelque prise.
À ce stade, cependant, il me vient un doute : je ne sais plus si ce dont je parle, c’est vraiment d’une variété particulière de récit baroque ou bien de tout autre chose… Peut-être me suis-je laissé emporter – et ce que je décris n’est en fait qu’un objet imaginaire que j’ai associé un peu hâtivement et arbitrairement à cette rubrique de « roman picaresque » ; sans doute suis-je coupable de cette faute très banale : la dissertation en roue libre, l’improvisation brouillonne, abusive, controuvée, peu soucieuse de son objet putatif – le réduisant sans ménagement à l’état de prétexte au bavardage… En vérité, ce qui m’intéresse, ce n’est pas tellement de faire de l’histoire littéraire, mais d’explorer une piste existentielle qui me permettrait au moins un moment d’échapper à la lourdeur de ce sentiment d’inertie qui me pèse… de cette angoisse obstinée qui m’opprime. J’ai cru en découvrir une dans cette littérature. Mais après tout, peut-être ai-je mal lu, ou de façon inattentive ; sans doute mon érudition est-elle approximative et mes souvenirs de lecture déjà anciens (Gil Blas, etc.) ne me servent-ils que de tremplins commodes pour revenir à mes marottes, à mon accoutumée ritournelle, à mon inlassable ressassement… Au fond, qu’importe ? Il faut savoir faire feu de tout bois – même chimérique. En convoquant la sensibilité si émoustillante de cet art d’antan, c’est dans le présent que – tel un audacieux picaro – je cherche à cultiver l’espoir d’une échappée… que, hardi, sémillant, malgré tout, je rêve encore et toujours d’une ouverture.
Même avec le raffut de la loco et les bouchons dans les oreilles, on discernait le bourdonnement comminatoire des « forteresses volantes »... Ça pouvait durer un moment, avant que ça commence à péter — et c’était ça, le pire : l’attente. Il fallait continuer à surveiller la voie et les signaux, à graisser la pompe, à balancer juste ce qu’il fallait de charbon dans la gueule ardente de la chaudière — une pelletée par ci, une pelletée par là… Je me concentrais ; je me laissais pas gagner par la panique… Heureusement, j’étais devenu fortiche pour disposer artistement le combustible, par nappes légères : un geste à la fois, avec application, avec rigueur, pour pas trop céder à la trouille… L’idée, c’était de former une sorte de cuvette relevée sur tout le pourtour du foyer pour que la ventilation puisse bien attiser le feu… Fallait faire gaffe de maintenir la pression — sinon le coryphée, avec ses gants blancs et sa casquette plate, il commençait à tonitruer. Il se fâchait tout rouge et il gueulait comme un âne : « Schneller ! Drauflos ! » — avec, à l’occasion, en prime, un coup de pied au cul pour s’assurer qu’on agréait bien l’expression de ses exigences légitimes.
Pendant ce temps, les Américains et la RAF, faisant preuve d’une généreuse libéralité, ils arrosaient régulièrement les boches et leurs chemins de fer d’explosifs divers et variés… Ils l’avaient pas volé, les frisés — seulement, nous, les STO, les otages de tout poil, les corvéables à merci, on était là aussi : contiguïté malheureuse qu’on aurait bien volontiers évitée, mais voilà, on nous avait pas demandé notre avis… Moi et mon frangin Louis, c’était dans un village à quelques kilomètres de Cholet qu’ils nous avaient cueillis comme des petites fleurs, en train d’essayer de traverser nuitamment la ligne de démarcation pour aller vadrouiller dans la zone Nord. Loulou, il s’était convaincu que la Vendée, c’était le Pays de Cocagne, où le saucisson et le chocolat poussaient aux arbres… On crevait la dalle depuis des mois à Sainté à cause des réquisitions, et on avait fait le trajet depuis Lyon en tacot dans l’espoir qu’on pourrait enfin se gorger — et, pourquoi pas, faire des affaires... Le ravitaillement, c’était lucratif, si jamais on trouvait une combine… Loulou, il doutait de rien ; c’était un virtuose du système D… Il avait toujours un plan : on ferait ça en plein jour, sans « Ausweis » ni rien... On planquerait nos victuailles dans des charrettes pleines de fumier, pour décourager les curieux, et on s’efforcerait d’arborer l’air bien con et rébarbatif de bouseux, Sel de la Terre, qu’avaient rien à se reprocher… Subterfuge astucieux qu’on a jamais eu l’occasion de mettre en application, puisque les aigles tatillons de la Zollpolizei nous ont pincés incontinent.
Les bombes, ça faisait un raffut du feu de Dieu. Tout d’un coup, quelque chose bruissait, au loin… Puis ça sifflait, de plus en plus fort, jusqu’à atteindre une sorte de paroxysme d’exaspération — avant d’éclater, féroce et indifférent, comme le tonnerre. La terre en tremblait — et si on se vautrait pas à temps, on pouvait être soufflé par le vent, même si on était trop loin pour se prendre des éclats dans le bec. Le plus épouvantable, c’était quand tout d’un coup : plus rien, silence… Ça voulait dire que la bombe, elle était en train de vous tomber droit sur le coco, et que c’était mais alors dare-dare qu’il fallait déguerpir. Seulement, il y avait nulle part où se planquer dans cet équipage de malheur — qui, sans relâche, parcourait la Bohème et les vastes et cafardeuses plaines d’Ukraine, afin de ravitailler la glorieuse soldatesque du Reich… Pas de répit non plus à Vienne, dans la forteresse où, entre nos excursions, les fritz nous entassaient — à l’étable, comme un misérable cheptel famélique… Et puis, quand, pour eux, face aux ruskofs, ça a commencé à sérieusement barder, ils nous ont plus sorti et c’est indéfiniment qu’on a poireauté là, tout démunis et lamentables, sous les projectiles… Des fois, quand la sirène hurlait, on se conchiait tellement qu’on avait la pétoche. C’est normal : nous, les honnêtes gens — on est pas fait pour les calamiteuses fantaisies de l’histoire, pour les cataclysmes sanguinaires ; on est des bêtes sensibles…
Parfois, dans la cour de l’«Ilag », le matin, ils fusillaient des types. Moi, je les connaissais pas, mais quand même, c’était pas rassurant. Si jamais ça leur prenait de me coller au mur, comme ça, pour la rigolade ? C’est épuisant d’avoir peur, d’être sans cesse sur le qui-vive… À cause d’un moment d’inattention, Loulou, il s’était presque fait couper en deux par un wagon en liberté, en essayant intempestivement de traverser les voies de la gare de triage. Ils m’avaient fait rappliquer pour que je constate… Quand je l’ai vu, c’était une forme inerte, sous un drap : un corps avec un creux bizarre au niveau du bide… Oh, il s’en est sorti ! Il a survécu ! Loulou, c’était un dur à cuire : il même pas été trop estropié, en définitive… Mais enfin, la mort qui rode, ça vous plombe... Ça vous bousille le moral… Les uns après les autres, au bout d’un moment, on faisait tous le même cauchemar : on avançait la nuit sur une rivière gelée… On essayait d’atteindre l’autre rive, mais on sentait que la glace, elle était pas bien prise ; qu’elle pouvait céder à tout moment ; qu’on risquait de sombrer, d’être englouti, de disparaître à jamais dans les ténèbres frigides… Ça a duré des mois comme ça, sans discontinuer — l’angoisse sur fond d’ennui, de faim, de contrariété : on s’en lasse vite, des remous troubles d’un effroi ordinaire, d’une lancinante trouille de tous les jours.
Finalement, un jour, on s’est levé et on a vu qu’il y avait plus personne pour surveiller la cabane. Les cerbères, ils avaient pigé que c’était plié — et, sans crier gare, ils avaient pris leurs cliques et leurs claques en oubliant de nous faire leurs bisous d’adieu. Toute la nuit, on avait entendu les mortiers tonner, qui se rapprochaient… L’Armée Rouge fonçait sur Vienne. Il parait que c’étaient les Mongols qui déferlaient : des sauvages forcenés venus des steppes… Ils faisaient pas de le détail : ils pilonnaient copieusement la rive ouest du Danube, où on était internés. Nous, dans le dortoir, on guettait anxieusement les étincelles de shrapnel qui crépitaient de temps en temps, quand un obus éclatait contre la façade du blockhaus qui donnait sur le fleuve, en rongeant toujours d’avantage le dessous de la porte en planches qui nous séparait du couloir. Couché sur mon grabat, je scrutais cette protection de plus en plus ténue, tandis qu’elle s’évanouissait, peu à peu, à chaque soudaine fulgurance, en laissant entrer toujours plus de la clarté incongrue, étrangement douce et sereine, de la lune. Avec une ardeur sans pareil, je priais que ça tienne... J’ai jamais été cagot, mais il y a des moments propices pour la négociation avec le Seigneur — pour les arrangements à l’amiable... Avec ferveur, j’ai promis que s’il me laissait passer la nuit, s’il m’accordait de vivre encore… Je renonçais — je renonçais, pour toujours, au dessert ! Fini les petits gâteaux, les fruits, les flans, les crêpes… Et, comme j’ai survécu : depuis, sans faute j’ai toujours tenu ma promesse — enfin, sauf quand les fraises sont de saison…
À l’aube, on a enfoncé ce qui restait de la porte et, furtivement, au cas où il trainait encore des factionnaires fridolins un peu trop consciencieux, on s’est barré — certains par petits groupes, d’autres seuls — s’éparpillant dans le tumulte menaçant de la ville en émoi. Les bons bourgeois étaient terrorisés par l’arrivée des brutes vengeresses venues de l’est, et il fallait faire gaffe parce qu’eux aussi, ils pouvaient se révéler farouches... On risquait à tout moment de se faire happer par les courants chaotiques du grouillement humain qui, à l’improviste, pouvait surgir de n’importe quel détour : ça ferraillait ; ça pillait ; ça mitraillait ; ça chahutait ; ça remuait ; ça détruisait ; ça fuyait ; ça gueulait comme des putois ; ça brisait des vitrines à coup de crosse ; ça subissait des outrages abominables ; ça violait indifféremment les vierges et les mémés à tour de bras… Dans une sorte de frénésie aveugle et imbécile, nos soudards venus du froid se défoulaient sauvagement ; ils saccageaient la ville – petit délassement bien mérité que leurs officiers accordaient à ces braves qui (que voulez-vous, madame?) avaient besoin de se ravigoter un peu après tant d’efforts patriotiques, tant de cruels et héroïques sacrifices ; ils foutaient tout à feu et à sang ; ils barbarisaient avec enthousiasme et sans états d’âme ! Bien sûr, ça faisait un peu désordre… Et puis les viennois, incrédules d’être ainsi rattrapés par les contingences fâcheuses d’un destin funeste, ils se vautraient dans les paroxysmes de l’angoisse, de la haine, de la terreur. Un peu inconsciemment, à l’instinct, moi et quelques compagnons, on avait suivi la voie ferrée pour essayer de s’extraire le plus vite possible de la ville mise à sac, mais c’était pas évident… Des fois, on était contraint de s’exposer à des feux croisés pour avancer… Ça pétait de partout : l’artillerie couvrait la retraite de la Wehrmacht et des mitrailleurs russes tiraient sur tout ce qui bouge dès qu’on s’approchait de la rive pour aller chercher de l’eau à boire… C’était rédhibitoire. Alors nous, on se planquait épisodiquement, pour attendre que ça se calme un peu ; on faisait des petites pauses quand on trouvait un abri de fortune où on pouvait être un moment un peu peinards… C’est comme ça, sous les viaducs du Prater, qu’on a vu comment l’arrière garde allemande avait disposé des prisonniers russes ligotés pour former une sorte de haie humaine, sans doute dans l’espoir de gêner la progression des tanks ennemis qui les poursuivaient ; et comment, quand les colonnes de blindés soviétiques ont surgi, elles ont foncé tout droit, sans même ralentir — écrabouillant au passage, avec désinvolture, leurs malheureux compatriotes qui avaient eu la maladresse coupable de se laisser capturer.
Plus loin, tandis qu’on reprenait notre souffle, embusqués derrière le muret d’un petit jardin public, on a été les témoins de l’étrange manège d’un soldat allemand sans son casque, qui semblait garder un calme olympien dans toute cette furieuse mêlée : sans se presser, il est sorti d’un immeuble avec sous le bras un beau plateau de service en argent ouvragé... Calmement, avec les gestes précis et expressifs d’un Buster Keaton, il a posé son plateau debout contre le mur qui faisait face à l’ouverture de la porte cochère d’où il avait surgi. Quelques instants, posé, consciencieux, il a semblé chercher le meilleur angle pour placer cet objet un peu saugrenu dans les circonstances, afin de le mettre en valeur. Avec les copains, on se demandait ce qu’il pouvait bien fabriquer… Mais on vite a compris quand, une fois satisfait d’avoir trouvé la disposition idoine, il a retraversé l’allée pour se mettre à plat ventre dans la pénombre de la cour intérieure : il allait à la pêche… Et on a pas attendu longtemps pour voir le premier poisson : un type énorme, une brute, boudiné dans son uniforme de l’armée rouge, s’avisant de l’aubaine… Sans faire gaffe, il s’est penché pour ramasser le plateau — et, avec un claquement sec, le dessus de sa tête a éclaté, en emportant sa petite calotte militaire. Son corps massif s’est écroulé sur place, mollement, comme un sac de linge sale. En quelque minutes, un, deux, trois, quatre types sont tombés dans le panneau. Nous, on les aurait bien prévenus, mais on crevait de trouille ; on voulait à aucun prix nous faire remarquer !… À chaque fois qu’un de nos preux — mais inquiétants, mais redoutables… — libérateurs soviétiques s’arrêtait pour examiner le précieux objet, il se faisait abattre. Les uns après les autres, les bonhommes se baissaient pour ramasser leur trésor — et à la place, comme dans un conte, ils trouvaient la mort… Ça a duré un bon moment, avant qu’un officier un peu plus dégourdi que les autres, ne s’avise de balancer une grenade dans la cour de l’immeuble pour faire cesser le carnage — nous donnant l’occasion, dans le bastringue qui a suivi la détonation, ni vus, ni connus, de déguerpir.
Et puis plus tard, les trois ponts de la ville ont sauté en même temps et d’énormes pierres de taille se sont élevées dans les airs avant de nous retomber sur la tronche comme une pluie d’Ancien Testament ; et puis, par la force des choses, on a fini par s’éparpiller, les « franzouses » en balade, petit à petit, on s’est perdu de vue, à force de confusion, de déflagrations, d’avanies, de zigzags ; on s’est fondu dans la cohue des loqueteux égarés, des métèques, des notables ensauvagés ; on s’est dissolu dans les flux diversiformes des fuyards, dans le grouillement animalier de cette populace harassée par une trop cruelle adversité : des Roumains, des Slovènes, des Czechs, des Hongrois, des Autrichiens surtout, à la pelle, qui tout d’un coup, sur le tard, se découvraient en peuple opprimé qu’il faudrait surtout pas confondre avec ces Nazis malfaisants, leurs inqualifiables bourreaux… Et puis, après bien d’autres péripéties encore, dont je renonce à faire l’inventaire – par lassitude d’une évocation rétrospective qui, il me semble désormais, tourne un peu à vide ; dont je sens l’enchantement se tarir, et s’évanouir le pouvoir qu’elle avait de me faire revivre un instant une jeunesse si belle, vue de loin, mais aussi si difficile – je suis parvenu tant bien que mal à traverser le fleuve, à rejoindre la terre ferme, à marcher, à marcher… des jours entiers, à marcher dans la forêt, dans la montagne, perdu dans des paysages coquets, déconcertants, dans des images de carte postale, m’éloignant toujours plus, sans relâche de la prison, des détonations, de la catastrophe, de l’anéantissement... Sur un banc au bord de la route, pourtant, par inadvertance, je me suis endormi à côté d’un cadavre... Puis, je me suis fait capturer à nouveau, par de russes cette fois… Mais la chance m’a souri : j’ai pu m’esbigner, reprendre mon chemin, me remettre à chercher les amerloques et leur généreuses rations, leurs trains de rapatriement… J’en avais tellement marre de cette couillonnade ! À la fin, je me revois, comme de l’extérieur, comme un personnage de roman : crevant la dalle, chancelant, pétochard – mais aussi, dorénavant, plein d’espoir, et même d’allégresse… Sans relâche, je filais, je crapahutais, mes petits loups, mes belettes, infatigable, je galopais vers l’ouest…