Tuesday, December 30, 2025

Lettre à un ami de la vertu

 


Merci de m’avoir fait parvenir le dossier de ton beau projet de film !  

Je trouve cette démarche d’auto-description collective et d’élucidation de l’expérience de « l’homme de bonne volonté progressiste » intéressante, avec cet intrigant dispositif de mise en abyme de la parole des sujets interrogés qui consiste à faire interpréter leurs mots par des comédiens.  

Je suis plein d’admiration pour votre énergie à tous les deux et votre capacité de vous frayer un chemin ensemble dans la vie, portés par vos inventifs et stimulants projets artistiques ! Je vous envie cet élan courageux, moi qui ai tant de mal à faire aboutir la moindre ébauche.

En revanche, je ne suis pas sûr que ma participation serait pertinente dans un tel dispositif. Après avoir pris connaissance de la note d’intention et de ton pénétrant (mais aussi, il me semble, parfois un peu tendancieux…) questionnaire, je soupçonne que si nous nous accordons sur l’essentiel, nous ne sommes pas tout à fait au même diapason idéologique…

C’est pourquoi, afin que du saches « d’où je parle », je me suis permis de noter quelques observations que la lecture très dynamisante mais aussi par moments légèrement agacée de ces documents m’a inspiré. Je te les livre (ci-dessous, en post-scriptum) dans l’espoir que tu les accueilles dans le même esprit de bienveillance amicale avec lequel je les formule. Je te suis reconnaissant de m’avoir donné l’occasion de faire un peu le ménage et d’articuler des pensées qui trainaient dans mon for intérieur depuis un certain temps, mais qui étaient restées jusque-là sans relief et trop vagues pour être intéressantes.

Ça me fait toujours plaisir de discuter avec toi. Si tu veux, je serais heureux qu’on se reparle de tout ça de vive voix. Bien que je ne souhaite pas y contribuer par un témoignage qui, il me semble, me mettrait dans une position que je ne désire pas adopter (celle de « matière première » …), je trouve que c’est un projet remarquable et je souhaite de tout cœur que tu parviennes à le mener à bien.

Chaleureusement,

Jérôme

P.S. Quelques remarques en vrac :
Les dominants n’ont pas besoin d’être intelligents… C’est une belle trouvaille de la « social theory » féministe que j’ai, quant à moi, rencontrée chez l’excellente Silvia Federici (l’historienne des procès pour sorcellerie en Europe). Les femmes ont besoin de pouvoir « lire » les hommes dans une société patriarcale, mais pas réciproquement, puisque les hommes peuvent toujours s’affirmer par la violence ; de même les esclaves doivent posséder une science des maîtres, mais ceux-ci peuvent se permettre de méconnaitre l’esprit des esclaves, etc. Or, forts de cette constatation, faut-il pour autant assumer dans notre contexte contemporain, dans des pays comme la France ou le Canada, pour les générations d’hommes post Baby-Boom dont je fais partie, une sorte de déficit cognitif systématique – ou pis, un de refus de voir inconscient généralisé, une mauvaise foi auto-protectrice…  – de « privilégiés » dominants qui s’ignorent ? C’est une question qui se pose légitimement. Mais, contrairement à ce que suggère la citation de Peggy McIntosh mise en exergue au début de ta note d’intention, et que tu sembles endosser sans réserve, je ne trouve pas du tout évident que l’on puisse, dans tous les cas et tous les contextes, y répondre par l’affirmative. Les inquisiteurs de Federici, comme par hasard, trouvaient le diable partout où ils le cherchaient : il me semble périlleux de poser axiomatiquement (par parti pris vertueux ?) un état de choses qui aurait plutôt besoin d’être constaté dans le détail et empiriquement.

Bien sûr, on ne peut pas faire de l’histoire ou de la sociologie sans concepts, puisque ce sont nos principaux outils pour nous saisir d’une réalité qui sinon resterait informe et ne cesserait de nous échapper. Paul Veyne, un historien classiciste que j’apprécie beaucoup, insistait néanmoins sur le péril d’utiliser des concepts en histoire : selon lui, quand on regarde de près, les choses particulières se révèlent toujours uniques, bizarres, sui generis. Oui, elles ressemblent superficiellement à d’autres – ce qui permet de formuler des hypothèses générales ; mais, vues de plus proche, ces ressemblances s’estompent et se révèlent illusoires, approximatives, métaphoriques… Et si on commence à trop les prendre au sérieux – à prendre d’utiles constructions euristiques et provisionnelles pour « la réalité » – on risque de se fourvoyer, sans s’en rendre compte, dans l’idéologie. En d’autres termes, pour le dire de manière un peu pédantesque : pour un historien, les universaux n’existent pas, seulement les choses particulières ; et s’il existe bien, sans aucun doute, quelque chose comme « la domination masculine », par exemple, cette formule désigne dans chaque situation particulière une configuration sociale et anthropologique spécifique, idiosyncratique – semblable, mais aussi hétérogène à d’autres situations qui s’apparentent à elle… seulement dans une certaine mesure.

Or, il me semble que, par bien des aspects, le discours féministe contemporain – « woke », de troisième vague – que tu présentes comme un horizon conceptuel vers lequel tous les hommes de bonnes volonté devraient s’efforcer de cheminer pour faire leur salut (et ainsi contribuer à celui de l’humanité toute entière…), loin d’énoncer des vérités témoignant d’une expérience partagée universellement, est le produit spécifique d’une situation historique et sociale très particulière : la conflictualité exacerbée entre les hommes et les femmes aux États-Unis, dans le cadre d’une culture authentiquement libérale, mais au substrat protestant passablement misogyne – culture contre laquelle les femmes américaines ont dû apprendre à se défendre vigoureusement, avec les moyens du bord. C’est ce qui explique cet humour à la tonalité un peu mordante et, il me semble, non dénué d’amertume, dont le mot d’esprit de Rachel W. Miller que tu cites – « Behind every woke man is an exhausted feminist you need to thank. » – est un bon exemple. C’est le même ton que celui des sitcoms : genre si typiquement américain, dont un des principaux ressorts comiques est justement, sur un mode bon enfant, de mettre en scène l’antagonisme réputé indépassable, toujours renaissant, entre les hommes et les femmes.

Quant à moi personnellement, je ne doute pas que l’égalité des hommes et des femmes soit désirable ; que l’injustice soit insupportable ; qu’il faille mettre à jour et déconstruire les mécanismes cachés des oppressions conjuguées qui pèsent sur les individus. Je suis un « bon gars » de culture française universaliste… Mais c’est justement aussi à ce titre que je résiste à me laisser emprisonner dans le cadre normatif d’un discours bien-pensant ne correspondant que par le biais d’un plaquage abusif non seulement à mon expérience personnelle, mais aussi, je crois, à celle des femmes qui me sont proches.

J’ai bien compris que le but de ce film, que tu présentes si adroitement dans ta note d’intention, n’est pas tant de faire une étude sociologique en recueillant des témoignages, mais bien, de façon engagée, de militer pour un futur meilleur et de contribuer, avec tes moyens d’artiste, à le faire advenir ; d’accompagner ton public – et en premier lieu des hommes comme toi (et moi !), sincèrement désireux de justice sociale et de solidarité respectueuse entre les hommes et les femmes – dans un cheminement réflexif émancipateur. C’est bien pourquoi je me permets d’attirer ton attention sur ce qui me semble constituer un « angle mort » dans une démarche par ailleurs très convaincante : si la puissance rhétorique d’une thèse est d’autant plus grande que celle-ci est formulée de manière entière et univoque, il me semble que l’on paye toujours un tel effet d’éloquence en risquant de passer à côté d’éléments du réel qui n’entrent pas dans le cadre démonstratif que l’on s’est donné. C’est, je crois, le grand inconvénient de la forme « dissertation », mais aussi celui du « film à thèse ».

Tu te proposes de gommer l’individualité, la personnalisation singulière des voix, des discours que tu recueilleras, pour, en toute généralité, faire émerger de cette matière première une représentation affectante de certains aspects de notre monde social. Excellente idée ! Seulement, pour que cette représentation ne se réduise pas uniquement à une projection « hors sol » ou un simple reflet de tes propres convictions, mais constitue bien aussi une image adéquate, empiriquement fidèle de la réalité humaine qui te questionne, je crois qu’il est vraiment crucial de garder à l’esprit la diversité des sociétés – et de se souvenir que celles-ci sont chacune façonnée par son évolution historique propre et sa configuration spécifique. La France ou l’Italie ou le Québec ne sont pas les États-Unis…  En adoptant en bloc un paradigme critique d’origine américaine (particulièrement influent en Occident dans nos milieux de référence à tous les deux : la petite bourgeoisie éduquée, les institutions académiques, les médias…), il me semble qu’il faudrait prendre garde à ne pas renoncer par inadvertance (ou alors résolument, de façon assumée, par désir sincère mais aussi doctrinaire de clamer la bonne nouvelle…) à voir le monde tel qu’il est – tel qu’il s’offre nous dans son désordre anxiogène et sa si malcommode, si déstabilisante complexité.

No comments:

Post a Comment