Monday, September 8, 2025

Mythologies intimes

 

Chante lumière jusqu’au rivage

de cette dernière île de l’archipel

de ma mémoire l’ultime plage

battue par les vagues d’une mer

qui n’est que l’envers du ciel

 

 

Soit un édifice Haussmannien, à deux pas de la place de Clichy. Après avoir composé le code et franchi la porte cochère, la jeune femme, qui trimballait une valise lourde et encombrante, passa sans s’attarder devant la loge de la concierge, tandis que retentissait le tactac humide de ses talons plats battant hardiment la mesure sur le pavé du passage. Plutôt que de s’engouffrer dans les ténèbres de la cour intérieure, elle bifurqua à droite et, déposant momentanément son fardeau, elle déclencha la minuterie qui illuminait le grand escalier avec son tapis rouge un peu usé. Puis elle se glissa tant bien que mal, avec son bagage, dans l’ascenseur étriqué – une élégante mais malcommode petite boite de bois verni, de verre et de fer, encapsulée dans un noir grillage ouvragé. Lentement, elle s’éleva jusqu’au cinquième étage. À la porte, elle sonna. Ce fut la bonne polonaise qui lui ouvrit, mais pas la même que la dernière fois : « Bienvenue mademoiselle ! J’espère que vous avez fait un bon voyage. Le docteur est encore en consultation, mais madame vous attend au salon... » Et c’est ainsi, ou à peu près, que débuta pour celle qui n’était pas encore ma mère, une difficile nouvelle vie.

 

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Longtemps, elle avait été hantée par le même rêve angoissant… Il fallait qu’elle fasse sa valise justement, mais elle n’y parvenait pas. Une vieille valise en cuir brun était posée, ouverte, sur le lit devant elle. Avec application, elle pliait et repliait ses vêtements et les plaçait dedans du mieux qu’elle pouvait : elle cherchait la configuration idoine qui lui permettrait de tout faire tenir à l’intérieur. Mais elle n’y parvenait pas. C’était impossible… Il y en avait trop : des vêtements – des robes, des chemises, des chaussettes, des bas, des culottes… – et une paire de chaussures de rechange, et une trousse de toilette, et puis des cadeaux – beaucoup de cadeaux précieusement emballés dans du papier kraft ou dans des journaux. Elle le savait : il s’agissait d’objets absolument nécessaires, mais hélas, dans leur foisonnement pléthorique, si envahissants… Par ailleurs, elle ne pouvait se défaire de l’impression troublante que malgré tous ses efforts, elle oubliait quelque chose. Sans doute l’essentiel… Tandis que, tendue, avec une agitation grandissante, elle s’évertuait obstinément à imposer de l’ordre à l’accumulation informe des nécessités, elle scrutait aussi avec une intensité aigüe, elle fouillait, elle perquisitionnait sans relâche les moindres recoins accessibles de son esprit, à la recherche de l’objet manquant – mais ni l’image ni le mot ni la chose ne se matérialisait. Tout lui échappait. Et cette impression de vide, d’omission, qu’aucune activité ne semblait pouvoir combler, elle avait peur d’en pâtir toujours – de la subir sans jamais parvenir à en connaître la cause. Elle n’avait aucune idée de ce que cette absence contrariante pouvait bien représenter... Mais elle ne se résignait ni à cette mystérieuse impression de manque, ni à l’ignorance suffocante qui l’accompagnait. Ainsi sans trêve elle pliait, elle rangeait, elle cherchait, mais en vain – tandis que petit à petit s’imposait à elle l’intuition que jamais elle ne mettrait la main sur l’objet indispensable et sans nom qui lui faisait si cruellement défaut ; que, quoi qu’il en soit, jamais sa valise ne se refermerait ; que jamais elle ne parviendrait à y disposer l’intégralité du trousseau nécessaire à la vie. Or c’était quand la certitude de son désespoir était sur le point de s’imposer définitivement à elle, tout d’un coup, comme une transition de phase de la matière – un instant à peine avant que cette affolante fatalité ne soit irrévocablement actée – qu’elle affleurait soudain inopinément à la surface du monde ordinaire. Elle échappait au sommeil comme un plongeur imprudent émergeant à l’air libre, sauvé de justesse de la noyade…

 

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Des morts, tant de morts, comme un chœur immuable derrière le berceau de ma mère, entonnant leur chant obstiné et silencieux : les grands-parents maternels, Szoel le gantier, qui s’était marié au-dessus de son rang à Hannah la fière, la « culturelle », la bourgeoise, la maîtresse-femme ; Szoel, qui avait voulu que non seulement son fils, bien sûr, mais aussi ses deux filles fissent des études ; Szoel qui se savait condamné à l’automne 1942 parce qu’il n’eut jamais pu « passer » à un quelconque point de contrôle – les meilleurs faux papiers ne pouvant, hélas, déguiser son mauvais polonais mâtiné de yiddish. Or, c’est sans espoir et avec un courage sans réplique que son épouse qui quant à elle, grâce aux réseaux clandestins de sa fille, fut peut-être parvenue à s’évader, choisit au contraire de rester à ses côtés jusqu’au bout, dans le ghetto de Varsovie, afin que ce soit ensemble qu’ils affrontassent la nuit. Et aussi, des parents, des oncles, des tantes, des cousins, des amis, des connaissances : autant d’ombres éloquentes qui chantèrent inlassablement leur absence autour de l’enfant, dès sa naissance. Des morts, des morts et puis encore les pauvres et énigmatiques traces qu’ils laissent un moment dans la mémoire des vivants : le bébé s’appellerait Irena – « la paix » – en souvenir de cette tante microbiologiste éponyme qui avait échappé à la guerre en mourant jeune d’une infection contractée dans son laboratoire. Mort aussi bientôt son père, Ignacy, l’ingénieur – qui succomba à un cœur défaillant et à l’impéritie de ses médecins ; Ignacy qui dut divorcer de sa première femme parce qu’il s’était pris d’une passion irrépressible, sur le tard, pour « Bosia » – la petite grosse, l’artiste, l’héroïne ordinaire ; Ignacy que je ne connais que grâce à quelques photographies en noir et blanc : un portrait « officiel » où il se donne une contenance intense et sévère – rasé de près, cheveux clairs gominés, le regard éveillé derrière de petites lunettes rondes, à montures en acier ; une autre, avec les mêmes lunettes, mais souriant et fier, tenant un peu maladroitement dans ses bras son nouveau bébé : sa fille unique, son trésor – cette victoire inespérée de la vie sur l’adversité, sur les vertigineux déchaînements du malheur ; et puis un ultime cliché pris quelque part en ville, peu après la guerre, où il apparait en chemise à manches courtes dans un jardin public : un homme parmi les hommes, entouré d’inconnus appelés eux aussi à disparaître – mais vacant pour l’instant ensemble calmement à leurs occupations diverses sous un éclatant soleil d’été.

 

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Après l’élagage sauvage de la Shoah et la disparition précoce de son père, il ne resta à Irena comme famille que sa mère. Celle-ci se nommait Bluma à l’origine (« Fleur » en yiddish) – mais, par la suite, elle se fit appeler Klementyna ou Klima (« Clémentine » : en ces temps troubles, pseudonyme à consonance plus prudemment polonaise…) ; enfin, pendant la guerre, elle devint officiellement Bogusłava ou Bosia, quand un curé de campagne complice, animé par une sincère charité chrétienne, lui fit parvenir les papiers d’identité d’une brave femme d’extraction impeccablement slave et catholique – paroissienne qui, ayant depuis peu rejoint le Seigneur, n’en avait plus l’usage... Irena avait par ailleurs un oncle, Joseph : petit monsieur tout rond, chauve, chaleureux et bon vivant, qui avait survécu à la déportation et s’était installé depuis à Paris. Une fois déjouées les désobligeantes tracasseries bureaucratiques d’usage, il avait pu se remettre à pratiquer habilement et avec humanité la psychiatrie, satisfaire son penchant immodéré pour la sape et les nœuds papillons de fantaisie, se rincer l’œil de temps en temps au Lido ou au Casino de Paris, et prendre soin de toujours bien beurrer les tartines avec lesquelles il mangeait son fromage – minuscule et nécessaire triomphe quotidien qui servait à éloigner jusqu’au souvenir de la faim. Il envoyait de l’argent et des colis à sa sœur restée à Varsovie, désormais derrière le rideau de fer ; il échangeait avec elle des lettres pleines de sollicitude, d’anxiété, d’espoir et de chagrin ; il prenait des nouvelles de sa jeune nièce, qui était saine et sauve, elle, et qu’il fallait, leur semblait-il à tous les deux, préserver à tout prix de l’ombre maligne portée par un passé si écrasant et cruel. Autour de la mère et de la fille, de Bosia et d’Irena – petit îlot cerné par un océan de tristesse – il y avait cependant aussi des « tantes » qui complétaient tant bien que mal l’archipel de la vie. Il s’agissait d’amies intimes qui avaient fait partie des mêmes groupes de résistance que « Clémentine » : actrices, musiciennes, femmes de théâtre, comme elle – mais aussi institutrices, parfois, ouvrières, paysannes… Certaines avaient des affinités électives, tandis que d’autres ne pouvaient plus se blairer depuis belle lurette. Mais c’était sans importance, car toutes avaient montré, quand ça comptait, face au danger, qu’elles étaient vaillantes, généreuses et dignes de confiance : elles avaient fait passer des messages, livré de la nourriture, acheminé des fausses pièces d’identité, déniché des appartements sûrs en ville et des refuges à la campagne, menti avec aplomb, gardé des secrets, caché des malheureux, improvisé des miracles à l’arraché… Pourtant, les circonstances dramatiques qui avaient forgé ces liens indestructibles ne devaient jamais être évoquées : telle était, en effet, la règle tacite pour celles qui survécurent au déluge – telle, pour passer délicatement sous silence des souvenirs sacrés mais souvent, aussi, pénibles et incommodes, leur intransigeante discipline. Épicure, en d’autres temps difficiles, s’inventa un jardin intérieur où l’amitié, le courage, la bonhomie et la tempérance devait l’abriter, lui et ses disciples, et le préserver du tumulte d’une histoire trop cruelle ; or, les amies de ma grand-mère, ces femmes admirables et meurtries, apprirent comme lui et pour les mêmes raisons qu’il valait mieux, à tout hasard, s’efforcer de vivre cachées plutôt que de risquer, comme tant de victimes candides et d’insouciants martyrs, d’être emportées par tel coup de vent fatidique – par telle tempête sauvage qui subitement ferait rage et, insensible, menacerait, sans malice comme sans miséricorde, d’anéantir cet assemblage si précieux, si précaire, par lequel, en chacun de nous, l’univers se connait.

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Le petit appartement de ma grand-mère était dans l’ancien Mokotów, quartier résidentiel tranquille, composé alors surtout de mornes blocs d’habitation sur trois étages, connectés les uns aux autres : vastes quadrilatères gris enserrant de spacieuses cours intérieures communes, qui étaient couvertes de pelouses, et où poussaient ici et là de grands arbres. Varsovie avait été beaucoup ravagée pendant la guerre, et les autorités communistes avaient choisi, comme ailleurs, de remédier à cette dévastation en érigeant rapidement des immeubles dans un style fonctionnel dont la laideur n’était édulcorée que par la grande quantité d’arbres, de verdure et de fleurs qui foisonnait tout autour. Mais le bloc où vivait ma grand-mère était plus ancien : datant des années 1930, son architecture évoquait le Bauhaus : elle exprimait bien un idéal collectiviste un peu sévère, mais plus harmonieusement que ne le faisaient depuis les pondéreuses constructions brutalistes. C’est dans ce cadre sobre, et somme toute assez confortable, que grandit ma mère : la fille grassouillette du « couple de vieux » au premier étage ; une enfant sensible, mais aussi impérieuse et charismatique – qui s’imposa bientôt comme le chef incontesté d’une bande de mômes du voisinage.

Elle fréquenta l’école du quartier ; elle fit partie des « éclaireurs » ; elle eut des bonnes notes en polonais et de moins bonnes en mathématiques ; c’était elle qui eut la plus belle robe de confirmation : d’autant plus belle qu’elle était purement imaginaire… Et quand, par manque de sens politique, Bosia perdit son bien-aimé théâtre pour les enfants et qu’elle fut contrainte de réaliser des émissions de radio à la place, ce fut, bien sûr, Irena qui joua régulièrement les rôles de gamins : la petite chèvre qui savait tout, le chevalier minuscule au cœur vaillant, la princesse des pommes… Avec énergie et désinvolture, sans faire d’efforts particuliers, « Irka » collectionnait les amis, garçons et filles, qui, pendant toute sa jeunesse, semblèrent surgir et abonder sur son chemin, comme par enchantement ; pourtant elle s’ennuyait aussi beaucoup, dans sa chambre et à l’école et en vacances chez son oncle… À cette langueur intermittente, avec un certain succès, elle tenta d’échapper par la lecture : adolescente, elle s’imprégna avec ravissement, deux fois de suite, des destins si admirablement mouvementés de ces aristocrates russes téméraires qui, dans La Guerre et la paix, se croisaient avec bonheur parfois, mais surtout, le plus souvent, comme dans la vie, avec un désespérant et tumultueux embarras.

Depuis toujours, Irena se savait confusément investie par sa mère d’une mission cruciale dont les instructions restaient cependant implicites ; informulées, troubles, celles-ci n’émergèrent jamais à cette époque dans l’éclairage cru d’une conscience limpide, mais, par le fait même, n’en demeurèrent pas moins implacablement contraignantes : vivre, être heureuse, au loin si possible – non pas pour elle-même, mais bien pour soutenir cette maman si courageuse, si affligée aussi, qu’il était impératif de consoler et dont il fallait, coute que coute, contenir le malheur… et aussi, plus obscurément, pour cette foule indistincte de morts qui étaient les témoins secrets, muets, impassibles, mais néanmoins, lui semblait-il, passionnément attentifs aux aléas de son existence. Après tout, puisqu’elle vivait, peut-être s’attendait-ils, tous ces fantômes, à ce qu’elle rachetât leur monstrueux sacrifice ?... Mais qui donc aurait pu répondre à une telle expectative ? Hélas, elle n’avait pas, alors, de mots donner voix à de telles interrogations – ni les sentiments douloureux et complexes qui les accompagnaient. Sans doute ne savait-elle pas que les vivants se sentent parfois coupables du privilège exorbitant de n’avoir pas encore, eux aussi, été abolis – de sorte qu’elle dut subir, par intermittence, l’envahissement d’émotions d’autant plus oppressantes qu’elles étaient informes. C’est peut-être la raison pour laquelle elle développa cette étonnante attention flottante – qui lui permit de se prémunir contre une introspection trop indiscrète, et de se préserver de l’aperception des reproches et des terribles injonctions secrètes que, sans le vouloir, au nom de sa douleur et de celle de la foule des ombres, sa mère avait semblé, depuis toujours, obstinément lui adresser. Elle apprit à faire abstraction de cet acharnement d’ailleurs parfaitement involontaire – à rester dans le vague, à cultiver une artiste confusion dans son esprit, où une vive intelligence devait pouvoir prendre son essor, mais seulement à condition de ne jamais poser certaines questions aussi évidentes que malcommodes… Pour préserver son équilibre et celui de sa mère, une chappe d’ennui, d’indifférence invincible, devait entretenir le brouillard ; et c’est grâce à celui-ci qu’Irena sut malgré tout avancer, persévérer, répondre avec intrépidité et vigueur au défi paradoxal que lui proposaient les circonstances de sa vie – mais en planant en permanence un peu, comme dans un songe, en ondoyant à une certaine distance prophylactique de son centre véritable : et ainsi, inconsciemment fidèle à la mission clandestine que lui avait confiée sa mère, pendant longtemps, elle ne vit pas que les ambitions, les espérances, les rêves que, bon petit soldat, elle s’efforçait si courageusement de mener au galop comme de glorieux étendards jusqu’au cœur de la bataille, lui étaient, hélas, pour une grande part, parfaitement étrangers et superfétatoires.

 

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C’était Wanda, sa tante, qui tenait la maison. Femme énergique, mais aussi jalouse, égocentrique et parfois malicieuse, elle venait d’une famille bourgeoise « convenable » : son père, ingénieur juif converti au catholicisme – personnage guindé et au demeurant, parait-il, d’un parfait ennui – avait été jadis directeur des chemins de fer autrichiens. Wanda était née à Vienne et avait passé sa jeunesse à Cracovie ; c’est la guerre qui avait interrompu le cours paisible d’une existence agréable et futile, toute faite de bals et de galants damerets, aux demandes pressantes desquels il lui plaisait indéfiniment de sursoir, plutôt que de se laisser attirer au-delà du cercle enchanté où la confinait l’amour accaparant d’un papa-gâteau dont elle était l’unique princesse. Pourtant la princesse n’hésita pas, quand vint l’orage, à s’engager dans « l’Armia Krajova », le plus important mouvement de résistance polonais sous les occupations allemande et soviétique ; ne dérogeant pas à l’imaginaire des contes, son altesse cachait des lingotins d’or dans ses jolis petits souliers : elles les livraient à qui de droit, qui s’en servait pour procurer des armes aux partisans… Le détail de ses aventures m’est inconnu mais, quoi qu’il en soit, après un séjour d’une rudesse modérée dans un Stalag, Wanda s’était retrouvée à Paris après la Libération. Elle y avait fait des études, et, pendant une courte période « héroïque », avait travaillé comme chimiste dans un laboratoire. Mais, absentes les stimulantes sollicitations du danger, la jeune femme s’était mise à souffrir d’ennui et d’une incapacité chronique à faire des choix ; affligée par cette indécision paralysante, elle était tout de même parvenue à se résoudre, tant bien que mal, à faire appel aux services d’un psychiatre... En consultation, celui-ci fut enchanté de découvrir un esprit alerte, doté de surcroît d’un sens de l’humour mordant – impression positive que ne gâcha pas de beaux yeux bleus et la généreuse abondance d’appâts plantureux. De sorte que, au lieu d’entreprendre de la guérir, Joseph – car c’était de lui, bien sûr, qu’il s’agissait – lui proposa d’aller diner en ville. À cette occasion, il lui assura, seulement à demi pour rire, que si jamais ils se plaisaient mutuellement au point de choisir de faire leur vie ensemble, les difficultés de la séduisante névrosée seraient résolues par la même occasion – puisque c’est lui qui, pour elle, prendrait dorénavant toutes les décisions…

C’est en effet ce qui advint, pour la plus grande satisfaction de l’un et de l’autre : et de languissante chimiste, Wanda se transforma en consciencieuse maîtresse de maison. Cependant, cette belle concorde se fit au détriment, il faut le dire, de nombreuses cuisinières et femmes de ménage qui eurent à supporter un encadrement aussi superficiellement courtois qu’il était tatillon, exigeant et tyrannique. Elle couta aussi très cher à ma mère pendant son séjour en France… Car c’était Wanda qui tenait les fils de la bourse… Or, elle supportait déjà difficilement qu’il fallut partager l’affection de son « Jouk » bien aimé avec son infiniment assommante belle-sœur, l’intrépide et déprimante Bosia – qu’on ne lui infligeait heureusement que quelques semaines tous les deux ans – mais si, de manière plus encombrante, il fallait de surcroit se coltiner Irena, sa fille... De sorte que, si Wanda s’était résignée à accueillir cette nièce importune le temps de ses études pour ne pas faire de peine à un mari trop magnanime, elle ne pouvait pourtant pas s’empêcher de manifester son dissentiment à sa jeune dépendante en se montrant à l’occasion soit dédaigneuse, soit effrontément malfaisante et manipulatrice – et surtout d’une pingrerie maladive. Arbitrairement, elle soufflait le chaud et le froid – et Irena ne pouvait jamais deviner d’avance quel serait l’humeur de sa tante : si, à tel ou tel moment, elle aurait affaire à la grande dame munificente ou, au contraire, à la scélérate peau de vache...

C’est pourquoi Irena dut faire des économies sur les billets d’autobus, afin de pouvoir parfois manger à la cantine. Ainsi, la jeune femme fut amenée à beaucoup marcher dans Paris : il s’agissait surtout d’allées et venues entre le grand appartement bourgeois, boulevard des Batignolles, où l’accueillait son oncle, et la faculté de psychologie, rue de l’École de médecine, dont le nom immortel – « Descartes » – n’aurait alors évoqué pour elle, si jamais, par un improbable hasard, son attention s’y était un moment attardé, qu’une sorte de nuée d’associations anodines : l’image d’une façade néo-classique jaunâtre, les mots « France », « ennui », et peut-être même – pourquoi pas ? – « philosophie ». Qu’elle n’ait que très sommairement parlé le Français pendant les premiers mois de ces études que – comme beaucoup de choses dans sa vie – d’autres avaient choisies pour elle, ne semblait pas avoir posé de problème particulier : quand quelque chose lui échappait, son truc c’était de formuler de vives objections, de sorte que le professeur, se sentant tenu de défendre son point de vue, réexpliquait les tenants et les aboutissants de la question… Et si par extraordinaire, à l’occasion, cet expédient vînt à échouer, il allait de soi qu’elle pourrait toujours se rabattre sur l’obligeance et les notes de cours de l’un ou l’autre des camarades de classe masculins dont la bienveillance à son égard n’avait pas tardé à se manifester.

                L’intelligence, le charme et la profonde gentillesse de l’oncle Joseph ne l’empêchaient pas d’entretenir parfois des idées un peu frelatées. Entre autres sottises, il avait décidé que la médecine – ce métier si sérieux, si grave, et assurément, si viril – ça ne conviendrait certainement pas pour une femme… En revanche, pourquoi pas la psychologie ? Irena avait déjà complété une licence dans ce domaine à l’université de Varsovie quand elle mit à exécution la phase décisive du plan longtemps ourdi par les siens et que, partant une nouvelle fois, comme souvent, « en vacances » chez son oncle – à cette occasion elle s’abstint de revenir en Pologne et, hors la loi désormais, fit ainsi, avec une certaine nonchalance, défection à l’ouest. Joseph connaissait un éminant professeur de la faculté – qui accepta, pour lui rendre service, d’admettre au doctorat sa nièce venue du froid : il était entendu qu’elle complèterait une thèse portant sur « l’usage de l’informatique en psychologie » – splendide sujet rasoir dont elle se souciait, bien évidemment, comme d’une guigne. Mais malgré sa totale indifférence à un tel programme d’étude, il n’était jamais venu à l’esprit d’Irena qu’elle eût pu elle-même choisir sa voie ; puisqu’il ne s’agissait de toute façon que d’une corvée ordinaire de plus – d’un exercice fastidieux mais, semblait-t-il, nécessaire afin qu’elle puisse à terme remplir sa vocation rédemptrice et accéder à cette existence heureuse, indépendante et conformiste par le truchement de laquelle les mânes de ses ancêtres pourraient enfin être affranchies de leur affliction – comme d’habitude, sans trop y réfléchir, elle obtempéra. Ainsi pendant quelques années studieuses, dynamiques, mais aussi passablement éprouvantes, Irena vécut chez Joseph et Wanda : elle avait sa petite chambre proche de la cuisine et la jouissance de ce grand appartement dont le luxe signalait conventionnellement la « respectabilité bourgeoise » plus qu’il n’exprimait un goût ou une sensibilité particulière : de grands tapis persans parfois un peu élimés, des fauteuils trop profonds, des abat-jour brodés d’or à franges et à pompons, de beaux meubles en marqueterie, de l’argenterie fine et une abondante vaisselle de Sèvres – et, au murs, les indispensables croutes décoratives de maîtres pompiers mineurs (telle discrète nature morte un peu terne, tel morne bouquet de fleurs, convenu et plat, émergeant sans conviction de sa cendreuse pénombre…), avec, dispersées ici et là, quelques miettes prestigieuses d’une vie des arts plus exaltée : à l’improviste, on était un peu surpris de tomber sur une gravure tardive de Braque, ou bien de distinguer un « Picasso » gribouillé hâtivement sur une petite assiette à tête de chèvre. Mais les apparences sont souvent trompeuses, ou en tous cas ne disent pas toute la vérité ; et les cages dorées n’enferment pas moins que les autres. Joseph fit tout ce qu’il put pour Irena : il l’accueillit pendant des années, il l’adopta légalement, et, toujours bienveillant – tout en insistant qu’elle le vouvoyât afin de maintenir entre eux une formalité de bonne tenue – il lui montra, à sa façon, toute l’affection paternelle qu’il ne put jamais offrir à ses propres enfants, puisqu’il n’en eut pas. Cependant, après une existence à certaines époques décidément trop mouvementée et accablante, son besoin de calme, d’ordre, de sérénité – ainsi que la posture de surplomb Olympien qu’il cultivait pour y répondre – l’avait hélas sélectivement aveuglé à certaines évidences… En effet, il ne pouvait ou ne voulait pas voir que sa femme – si bien assortie à la fois à ses appétits et à ses aspirations sociales, cette moitié désormais si nécessaire pour lui – persécutait sa nièce avec une cruauté d’autant plus insidieuse qu’elle était parfaitement involontaire et irréfléchie.

 

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Au fond, face à la porte, en entrant dans le cabinet de travail, on découvrait une sorte de trône rembourré, couvert de velours rouge sombre, se dressant derrière un bureau en bois massif, dont la vaste surface était toujours encombrée de paperasses enchevêtrées et de bibelots hétéroclites : statuettes exotiques, coupe-papiers reluisants, étuis argentés, lourd cendrier de verre… C’était la place du docteur. Et partout autour, des livres : des bibliothèques, qui couvraient deux pans de murs entiers ; elles débordaient de volumes entassés sans ordre ni ménagement particulier : des publications érudites, des manuels de psychiatrie un peu vétustes (Kraepelin, Bleuler, Binswanger, Minkowski, Henri Ey…), les abondantes œuvres de son maître à penser d’élection, Pierre Janet, ainsi que d’autres reliques curieusement fantaisistes, bien que stimulantes et pleines de perspicacité, des prémices de la psychologie « scientifique » (William James, Théodule Ribot…). Freud, dont il se méfiait, était absent puisque Joseph voulait croire que les hommes de bonne volonté seraient toujours à même de cultiver une lucidité suffisante pour vivre libres ; que cette élite, cette heureuse minorité, parviendrait, en fin de compte, à canaliser les féroces et ataviques surgissements animaux que tentaient sans relâche de nous imposer, selon lui, les structures les plus anciennes du cerveau… Sans en rejeter complètement la notion, un « inconscient » souverain, tel que Freud le concevait – agissant, déterminant, malaisément saisissable – devait lui sembler une trouvaille plutôt antipathique et incommode – lui qui, sans illusion, mais tendrement, aimait la lumière de la raison et le ronronnement prolixe, rassurant, infrangible du scientisme de la Belle Époque.

Quoi qu’il en soit, Joseph avait la réputation d’être un excellent praticien : en effet, pendant de longues années, nombreux étaient les patients à l’esprit fortement déréglé qui avaient pu vivre des vies presque normales – sans crises dévastatrices ni séjours à l’hôpital psychiatrique – à condition d’être suivis et « contenus » par le bon docteur. C'était sa personnalité qui lui permettait de soutenir efficacement des gens parfois très souffrants ou désorganisés ; il semblait saisir ses patients, comme d’ailleurs ses proches dans la vie privée, dans une sorte de champ irradiant de bienveillance – et sa largesse, sa compassion si intelligente et active, n’était jamais mêlée de pitié ou du mépris trembleur de ceux dont la force est mal assurée. Il restait au niveau de ses interlocuteurs, quel que soit leur difficulté – seulement, connaissant leur besoin, il se sentait capable de les abriter, le temps qu’il fallait, sous son manteau, et de leur permettre ainsi de se refaire une santé. Avec simplicité et sans arrière-pensées, il leur donnait l’usufruit de cette mâle confiance, de cette solidité psychique dont il était si riche – de cette concordance avec la vie dans toute sa plénitude, qui, sans son intervention, leur aurait fait si cruellement défaut. Or, toute cette habileté instinctive, il la recouvrait superficiellement des concepts, des élaborations d’un discours scientifique déjà, à l’époque de sa pratique, depuis longtemps suranné – et dont il se réclamait pourtant par conformisme, par désir d’inclusion dans le cercle de la raison magistrale qu’avaient tracé les illustres messieurs de sens rassis qu’il s’était choisis comme prédécesseurs. En outre, pour lui, cette psychopathologie d’un autre âge, qui ne s’était pas encore affranchie de son essayisme philosophique – puissant parfois, judicieux, clairvoyant, mais aussi fréquemment arbitraire et farfelu – nourrissait pourtant avantageusement une pratique clinique originale ; à la façon d’un couturier qui cherche à susciter en lui-même l’inspiration à l’aide d’une « planche de tendances », il convoquait les muses avec quelques idées sur l’hypnose de Janet par-ci ou un chouilla de phénoménologie vitaliste dans le style de son grand ami le professeur Minkowski par-là – pour, en fin de compte, habiller ses propres réflexions et se donner une contenance.

Il savait que d'être un « monsieur respectable », pour lui, c'était très important – et que, quoi qu’il en soit, de faire le nécessaire pour le paraitre aux yeux du monde était le meilleur moyen de se convaincre intimement du bien-fondé de cette identité qu’il revendiquait avec tant d’insistance. Ainsi, dès le matin, rasé de frais, il ne sortait de sa chambre que déjà affublé de son armure : costume pimpant, chemise immaculée et fraichement repassée, chaussures cirées, nœud papillon. Plus que d’autres, peut-être, il avait soin de paraitre ce qu’il était : un médecin estimable, un professeur, un notable – en d’autres mots, un personnage digne et considérable… Pendant son rude séjour à Flossenbürg, en Bavière, dans le camp de concentration où il avait, de justesse, manqué de laisser sa peau – tant qu’il en avait été physiquement capable, même par grand froid ou aux moments d’abattement, quand sa réserve d’espoir était au plus bas – il avait pris soin de commencer ses journées par des ablutions hygiéniques, en se débarbouillant d’eau glacée. C’est que, pour survivre, il fallait impérativement demeurer soi-même, et que pour demeurer soi-même il fallait soigner les apparences : c’est-à-dire, accomplir les rituels ordinaires du quotidien qui contribuent à faire émerger des brumeuses limbes du possible ce personnage que nous sommes toujours déjà en puissance – mais qui ne parvient à prendre une consistance bien définie qu’à condition, tous les jours, de le faire advenir en acte. Rien de cela, bien sûr, n’était explicitement articulé dans son esprit ; si jamais, d’aventure, il lui était venu le désir d’exprimer le fond de sa pensée quant à sa propre posture existentielle, il n’aurait certainement pas su le formuler avec clarté et simplicité ; sans aucun doute se serait-il embrouillé dans de doctes et filandreuses explications s’éloignant toujours plus du vrai – victime de sa propre maladresse désarmée et non, bien sûr, par désir de dissimulation ou d’esquive… car ce n'était pas un penseur mais, tout bonnement, une force de la nature. C’était un faiseur instinctif et spontané – et toute sa science et son érudition, comme ses belles bretelles et ses coquets nœuds papillons, n’avaient jamais été que les ornements postiches, conventionnellement nécessaires, mais aussi, en fin de compte, purement incidents, des pulsions bienfaisantes et salutaires d’un génial rebouteux de l'âme… Sans doute ne connaissait-il pas l'œuvre d’Erving Goffman, le fameux sociologue canadien, son contemporain ; celui-ci concevait la société comme une sorte de représentation mutuelle interminablement recommencée – un théâtre, dont nous serions tous, tour à tour, les acteurs et le public. Pourtant, je soupçonne que Joseph l’aurait approuvée, car lui aussi était convaincu de l’importance de tenir avec sincérité son rôle dans chaque situation – et que chacun y parvient, avec plus ou moins de bonheur, selon les ressources intérieures et la capacité expressive qui lui sont propres ; que, d’une part, sous peine de grave sanction, nous ne pouvons échapper au souci de faire entendre aux autres, dans une certaine mesure, ce qui se trame dans notre esprit ; et que, d’autre part, il est crucial de savoir revendiquer, selon les codes de notre culture, de notre société, les positions qui nous sont disponibles dans l'ordre des personnes et des choses. Ainsi la vie sociale, mais aussi la santé mentale, dépendraient bien d’une sorte de performance d'acteur authentique et éloquente ; les gestes, les expressions, les paroles, le costume tous contribueraient au bon déroulement de la pièce ; qui plus est, je crois que Joseph, comme Goffman, était convaincu que ce n’est qu’à condition d’être capables de rendre notre propre vérité suffisamment lisible et crédible pour les autres, qu’elle le deviendrait aussi pour nous-même par la même occasion.

Mais enfin, pour comprendre les hommes, Joseph se gardait bien de s’en remettre à une quelconque sociologie… L’abstraction lui était comme une terre étrangère ; et ce dont il avait besoin, c’était de cultiver des intuitions intimes, immédiates, dans la mesure du possible – de sentir et de comprendre comme « de l’intérieur » l’expérience de ses semblables. Ainsi, de la même façon qu’il essayait de temps en temps, pour s’assurer empiriquement de leurs effets sur l’humeur et la personnalité, certains des médicaments psychoactifs qu’il prescrivait à ses patients, il lisait aussi des romans ; il s’abreuvait des grandes œuvres littéraires – de ce qu’il considérait comme les monuments indépassables de la civilisation – afin d’élargir par ce moyen le champ de son expérience, de sa sensibilité, de son empathie. Et en premier lieu, il s’intéressait au plus perspicace des collectionneurs de folies et d’aberrations en tous genres – le plus profond et le plus viscéral de ces infatigables naturalistes dont la vocation avait été d’établir un inventaire exhaustif des abîmes torturés de l’âme – Dostoïevski. Car celui-ci, pour Joseph, était l’artiste insurpassable du « nœud central » de la difficulté d'être humain : devant la contrainte des passions qui nous animent et font de nous des pantins, devant l’évidence de la mort qui nous attend, si inimaginable et aussi pourtant si clairement inéluctable, devant l’absence ostensible de signification des péripéties que nous subissons, comment trouver une consistance ? En effet, vue de suffisamment proche, la personnalité semble se réduire à une rudimentaire construction de bric et de broc : dans un espace intuitif, des sentiments contradictoires s’agitent, des pensées plus ou moins ordonnées ou confuses surgissent, des lambeaux narratifs cheminent en liberté, flottant comme des méduses dans les courants à contre-sens et superposés de la conscience et de l’inconscience. Or comment donner un sens à ces arbitraires agencements – aux mystérieux tourbillons qu’occasionnent nos idiosyncrasiques structures intimes ? Conteur de génie, Dostoïevski n’était pas un « intellectuel » ; il n’avait pas cherché à élaborer une psychologie, mais, mieux qu’aucun autre, avait su mettre en scène de façon émouvante l’agitation forcenée des âmes ; il avait voulu appréhender profondément chaque esprit tel qu’en lui-même, tout en le replaçant dans son milieu – parmi la foule hagarde, hallucinée, fantasque, encombrée de pulsions et d’idées contradictoires, de ses contemporains ; vaillamment, il s’était efforcé d’évoquer la vitalité sans retenue de cette humanité turbulente, excessive et tragique pour laquelle il ressentait une solidarité si fraternelle… Car c’est de son grouillement, de ses maladroits piétinements, de la grossière cacophonie de ses gueulades, des assommantes crécelles de son délire, de ses braillements de peur et d’espoir, de ses informes bavardages quotidiens, de ses lancinants monologues intérieurs, qu’il était convaincu que devait émerger le sublime. De cette matière raboteuse, il avait su dégager de vastes hymnes à la condition humaine – grandioses, bouleversants, grotesques – où se déploie, dans une sorte de majesté de carnaval, la passionnante diversité des configurations individuelles possibles : autant de splendides « études de cas » dont un honnête homme, car c’est ainsi que Joseph se concevait, plein de curiosité et d’authentique sollicitude, pouvait tirer de salutaires enseignements – le prince Mychkine, Nastasia Philippovna, Stavroguine et sa pauvre maman, Raskolnikov, les frères Karamazov… Chaque âme, chaque psyché exotique, chaque style distinctif, chaque extravagante constitution, chaque figure singulière contribuait à la retentissante clameur collective dont le lecteur, stupéfait, fasciné – mais aussi maintenu toujours à une distance ironique suffisante pour se préserver des écueils d’une identification trop crue et immédiate – pouvait sans danger se laisser imprégner…

Mais si, au-delà du corpus psychiatrique proprement dit, Joseph considérait sincèrement l’œuvre de ce grand romancier russe comme une ressource indispensable pour qui voudrait s’exercer à appréhender avec justesse les intrications épineuses du cœur des hommes, sa pratique se réclamait aussi de deux autres esprits tutélaires : en effet, le patient un peu attentif ne pouvait manquer de remarquer au fil des rencontres, disposé en éminence sur une tablette, à côté de l’horloge luisante dont le tic-tac s’efforçait sans succès de contenir la durée artistement élastique des séances, un petit buste en bronze représentant Beethoven en héros romantique ébouriffé, toisant les occupants de la pièce avec la ténébreuse intensité de son regard ; grâce à cet indice, cet hypothétique patient avait peut-être parfois la perspicacité de deviner l’allégeance discrète mais fervente du docteur aux puissantes, aux emphatiques, aux triomphales harmonies du maestro de Bonn. Et effectivement, pour Joseph, celles-ci exprimaient bien mieux qu’il n’aurait jamais su le faire lui-même tout son sentiment à propos de la richesse de la vie, de la noblesse de la joie et de la nécessité de l’espérance… De surcroît, non loin de cette statuette qui marquait son allégeance à l’élan affirmateur – à la vitalité positive et sans reste –, on pouvait souvent apercevoir aussi, perchée sur un coin de bibliothèque, une seconde figure totémique. Il s’agissait de Pousse-Pousse : l’énorme chatte grise, « amie de la science et de la volupté », selon l’heureuse formule de Baudelaire – qui, impassible et énigmatique, se plaisait habituellement à assister aux consultations. Sans sympathie, mais également sans réprobation, elle daignait servir de témoin aux efforts de cet habile praticien pour cerner et tenter de son mieux d’extirper le mal qui rongeait ses patients ; elle connaissait par cœur les astuces dont il usait pour les aider à se libérer, au moins partiellement, de leur affliction : la « narco-analyse », pratiquée parfois à l’aide d’injections de thiopental sodique… Ou simplement d’un placebo d’eau distillée qui, le plus souvent, suffisait pour libérer la parole de ses malades – puisque la piqûre, geste « médical », était garante de leur irresponsabilité et les dédouanait d’avance de toute honte qu’aurait pu faire naître une révélatrice inconvenance. Ainsi, ils étaient libres de se laisser divaguer, et d’exposer de la sorte les chaines qui les retenaient dans l’aberration et le mal de vivre. Parfois, il arrivait aussi que Joseph préférât avoir recours à l’hypnose : celle-ci, en plus d’affranchir la parole de ses patients des contraintes sociales habituelles, lui permettait de les aider à surmonter certaines résistances plus profondes, et, par d’insinuantes suggestions, de susciter chez eux des états d’esprit bienfaisants – propices à l’apaisement et à l’émancipation. Lors des consultations initiales, en outre, il lui arrivait d’administrer des tests de Rorschach : sur ces taches informes mais possédant une symétrie centrale – images, comme la vie même, à la lisière du chaos et de l’organisation – ses interlocuteurs projetaient leur préoccupations et leur préjugés idiosyncrasiques ; à leur insu, ils manifestaient quelque chose comme l’écho des structures profondes de leur esprit et laissaient transparaître les fixations, les correspondances, les déconnections, les glissements, les compulsions, les déformations, les dissolutions qui déterminaient leur expérience subjective du monde. Mais avec tout cela, en deçà de toute technique clinicienne, c’était sans doute simplement son écoute attentive et bienveillante qui soulageait le plus ses patients : l’impression qu’il leur donnait « d’être entre de bonnes mains ». Quelle que soit leur difficulté, ils étaient toujours accueillis avec respect, patience et une sincère considération ; de sorte que bientôt, ils se découvraient étrangement confortés, en sa présence : comme saisis et contenus par l’influence de son autorité tranquille – une autorité qui découlait certainement, dans une certaine mesure, du charisme naturel de Joseph, mais dont la source principale était cette empathie profonde qui nait seulement de l’expérience intime de la souffrance et de son dépassement : comme lui-même avait survécu, eux aussi, qui souffraient encore tant, survivraient. Grâce à ses bons offices, c’est en eux-mêmes qu’ils ne tarderaient pas de découvrir les ressources nécessaires à une vie pleine et entière. Telle était sa conviction profonde – conviction qui, presque à tous les coups, entrainait l’adhésion. De l’éducation religieuse de sa jeunesse, qu’il avait pourtant beaucoup méprisée au nom de la science et de la raison, il lui était resté néanmoins la certitude que, pour traverser sans crainte la vallée de l’ombre de la mort, il était utile de pouvoir compter sur un berger providentiel... Et que, puisque qu’il savait illusoire l’existence du Seigneur, il faudrait donc se résoudre lui-même à endosser, au moins pour ses patients, ce rôle salutaire.

Même pendant sa déportation, Joseph avait pratiqué la médecine… C’est d’ailleurs ce qui lui avait sauvé la vie. La section du camp où il avait été interné était sous la surveillance d’un terrible gardien : prisonnier, lui aussi, mais de droit commun, et donc considéré comme infiniment supérieur au bétail miséreux des prisonniers politiques, des juifs et des autres catégories de sous-hommes vouées par l’administration allemande au travail forcé et, à terme, à l’extermination. Ce « kapo » dont je ne connais ni le nom, ni l’origine, aimait tuer les hommes pour le plaisir. Par bonheur pour lui, il en avait fréquemment l’occasion : entassés ensemble dans de sordides baraquements, le temps de laisser agir la famine, l’épuisement, la maladie et les mauvais traitements, les déportés de sa section étaient mis à la disposition de ses sadiques pulsions. Or, ce tortionnaire obscène buvait régulièrement de l’alcool de contrebande très fort, de confection artisanale, jusqu’à en perdre connaissance ; et il advint qu’à force d’intempérance, il finit aussi par se rendre lui-même aveugle. Soit par peur, soit par calcul, soit par obligation hippocratique, Joseph consentit à essayer de le guérir. Il y parvint bientôt et s’assura ainsi de l’authentique et indéfectible reconnaissance du monstre. C’est grâce à lui qu’il survécut : quand Joseph, inévitablement, dans les conditions de sa détention, tomba malade, il reçut la permission d’aller à l’infirmerie et surtout d’y rester beaucoup plus longtemps que le séjour règlementaire – court délais après lequel les prisonniers qui n’étaient pas à même de reprendre le travail étaient simplement exécutés… Grâce à la complicité du brutal surveillant, Joseph changeait tous les quelques jours de lit et aussi d’identité, prenant à chaque fois la place d’un mort. Bien sûr, personne ne songea jamais à dénoncer ce petit manège : c’eut été suicidaire… Et c’est ainsi que Joseph survécut jusqu’à la libération du camp, le 23 avril 1945. Sous le regard indulgent des soldats Américains, les prisonniers qui en avaient encore l’énergie eurent tôt fait de se rendre eux-mêmes justice en pendant haut et court ceux de leurs gardiens qui n’eurent pas la bonne idée de déguerpir à temps. À cette occasion, Joseph se sentit obligé de témoigner en faveur de son monstre : oui, il s’agissait bel et bien d’une ordure sanguinaire, mais c’était néanmoins à cet assassin que, personnellement, il était redevable de la vie… Pour ce scrupule, il manqua lui-même de se faire pendre par ses camarades. Mais enfin, Joseph survécut : il put prendre le train et, après quelques péripéties, aboutir à Paris – prêt pour un nouveau départ, pour une nouvelle vie. Une photo d’identité existe de cette époque : il y apparait maigre, éteint, le regard sombre ; il porte une large écharpe pour cacher la maladie de peau qu’il avait contractée lors de son pénible séjour. Même à lui, si robuste, si tenace, il faudrait désormais plusieurs années avant le dégel – avant de pouvoir connaître à nouveau, sans que ne l’altère un voile gris, froid et sale de tristesse, de culpabilité et de dégout, le plaisir solaire de vivre.

 

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Et maintenant, soit une succession d’images, de séquences, comme au cinéma : un montage ; des vignettes qui, tout en le déformant, sans aucun doute, en le dénaturant, doivent néanmoins témoigner, ne serait-ce que dans une certaine mesure, par à-coups allusifs, d’un récit que je ne possède pas pleinement. Peut-être s’agit-il de scènes décisives ? Elles ne furent pourtant jamais convenablement incorporées dans le répertoire de notre confidentielle épopée familiale… Car le temps fuit, ou, au contraire, il piétine ; et les péripéties sans relief se succèdent ; et la routine, ce couloir long comme un jour sans pain, avec obstination se répète et se poursuit… Ainsi, je vois Irena en fraîche jeune femme, à la manière d’un Fragonard – si tendre parfois, lorsqu’il oubliait d’être coquin ; je la vois studieusement penchée, à la fin des années 1960, sur ses assommants livres de cours... Je vois les diners languissants avec le tonton et la tata, où inlassablement s’imposait le ressassement des mêmes rengaines : l’inquiétude sur le temps qu’il fait et qu’il fera ; les grands titres du journal ; le compte-rendu des plus récentes visites mondaines de madame ; l’évocation des listes de tâches à accomplir, avec force détails : tel palpitant rendez-vous chez le coiffeur, tel délicat passage chez la couturière ; et puis, les décisions cruciales à prendre : les plans pour la promenade du dimanche, les ordres à donner à la cuisinière pour le repas du lendemain ; l’emphatique célébration de la pêche ou de la poire d’exception, si sucrée! si rare!, qu’on se partagerait pour le dessert ; et, bien sûr – plaisante communion, mais aussi pernicieuse assuétude – les critiques acerbes, à la cantonade, entre la révolte et le fatalisme : le mystère de la bêtise des autres, leur aberration loufoque et contrariante, leur choquante sottise – ce sujet immense, intarissable. Résigné et consciencieux, comme Irena, j’assiste avec elle aux longs séminaires dans une langue étrangère encore peu assimilée, sur les bancs de l’Institut de Psychologie – harangues pédagogiques barbifiantes qui, inéluctablement, perdent de leur intelligibilité à mesure que décline le jour et que s’installe la lassitude. Ou alors, toujours avec elle, « au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, des montagnes, des bois, des nuages, des mers », je distingue le grain d’une voix très familière, franchissant de manière à la fois inouïe et parfaitement banale le vaste intervalle qui sépare les corps ; plus que les mots ou les phrases, c’est le rythme familier de l’énonciation que j’écoute : la musique de l’amour et de l’angoisse maternels, alternant les rafales d’instructions péremptoires, de conseils, de préconisations diverses, d’énumérations exhaustives, de questions passionnées aussi – et les accalmies, les hésitations, les silences qui révèlent le crépitement et les échos mystérieux de lignes téléphoniques lointaines, poussant leur filaments jusqu’aux confins de la Pologne ; je suis le témoin discret de ce rituel encore dispendieux mais néanmoins absolument nécessaire, qui consiste à échanger de tatillons comptes rendus, des assurances de bonne santé et des vœux bienveillants qui devront bien suffire pour atténuer le tourment de l’éloignement et ranimer quelque temps l’espérance de retrouvailles, hélas, par la force des choses, sans cesse ajournées.

Heureusement, je perçois aussi, ici et là, des sourires, du répit – un vent de liberté, comme un ravissement, même s’il ne s’agit encore que d’une légère et intermittente brise… Des rencontres franches, inopinées : surtout pendant les vacances – à la mer, à la montagne – l’énergie roborative de copains ou de copines de circonstances, dénichés dans telle auberge de jeunesse, ou telle soirée dansante… Et puis aussi les soupirants attentifs, rigolos, sympathiques – mais, dans un premier temps, diversement insuffisants ou irrecevables et donc éconduits sans états d’âme. Et puis les siestes interminables. Et les après-midis passées à lire dans la baignoire. Et le ronronnement des ballades en voiture. Et le tintouin des balloches antillais. Et les dynamisants roucoulements radiophoniques d’un Gilbert Bécaud ou bien mieux encore, d’un Claude François. Et l’odeur riche et acre du café dans la petite cuisine sombre et pourtant accueillante, au bout du couloir, qui donnait sur la sempiternelle désolation crasseuse de la cour intérieure… De la vie d’Irena, j’entrevois toutes ces choses – mais aussi les bobards qu’il fallait sans cesse inventer pour se préserver un minimum d’indépendance, et dont il était si malaisé, si épuisant de garder le fil ; je pressens toutes les supercheries nécessaires pour déjouer un moment le machiavélisme minuscule et tenace de sa tante… Je m’imagine ces sorties un peu consternantes dans telle boutique ou tel grand magasin, les jours où Wanda s’amusait à l’habiller comme une poupée – à grand frais, mais seulement à sa guise, sans se soucier de quoi en vérité son mannequin, si délicieusement désarmé par ce simulacre de générosité, pourrait bien avoir besoin. De sorte que, si Irena devait faire avec les moyens du bord s’agissant de pantalons rafistolés, de culottes et de chaussettes trouées, de chemisiers élimés, de chaussures trop serrées, en revanche elle possédait un luxueux manteau – hélas sans chic et bien peu seyant – ainsi qu’une somptueuse robe de soirée qu’elle n’eût jamais l’occasion de porter… Alors elle se promenait, pour s’aérer, momentanément, pour fuir, pour prendre de la hauteur et cultiver cette patience, cette sage abnégation qui menaçait souvent si dangereusement de lui faire défaut, en se posant la question du poète : ô saisons, ô châteaux, quelle âme est sans défaut ? Mais voici le ciel gris et les noirs grillages du parc Monceau... Et aussi, par bonheur, quelquefois, la fraîcheur iodée des huitres de chez Wepler ; et l’étrange sensation que suscitait les parages de la gare Saint-Lazare, d’arpenter un tableau de Manet ; et « L’Hymne à la joie » dont elle avait cru à l’occasion reconnaitre les triomphales accords s’échapper, distants et grêles, de quelque distant salon… Irena songeait-elle, en passant devant les façades de la rue de Rome, que Stéphane Mallarmé – chantre initiatique et professeur d’Anglais – rêvait là naguère d’un curieux Livre à venir, sorte d’asymptote mystique du sublime, qui devait être aussi parfaitement beau qu’il serait indéchiffrable ? J’en doute… En revanche, poète elle-même par le rayonnement de sa jeunesse, elle avait dû noter parfois l’odeur insinuante d’un cigare, à la fois agréable et repoussante ; et contempler le frémissements argenté de feuilles dans une brise printanière ; et percevoir le tic-tac d’une horloge, ou le tintement de la vaisselle qu’on dispose sur le séchoir, ou l’éclat d’un bavardage indistinct derrière une porte close, ou les pas rapides et subreptices, dans le passage, assourdis par l’épaisseur du tapis – non comme des évènements anodins, mais comme autant de signes mystérieux, d’images suggestives au sens caché et profond. Et puis un jour hélas, je la vois aussi découvrir l’affligeant livre de compte de Wanda, où les dépenses pour l’entretient de cette écornifleuse du dehors, de cette étrangère que l’on faisait d’elle dans sa propre famille, avaient été répertoriées avec une âpre et inflexible rigueur. Soudain : une distance, un dépit, une frayeur, un vertige ; l’amertume d’un reproche inexprimable ; et le pincement désormais accoutumé du ressentiment… De grands bonheurs parfois encore, aussi, à l’improviste – de l’insouciance, des rires ; mais surtout, de plus en plus, de l’ennui, de la confusion, du désabusement – et cette progression qui semblait inéluctable d’une secrète et routinière détresse ; l’intuition qui s’imposait à elle : quelque chose comme les prémices d’une absence à soi-même – qui grandissait, qui s’installait et qu’il fallait à tout prix enrayer, faute de quoi… Qui sait ? Irena sentait bien que – tandis qu’en silence, un après-midi de printemps, dans un faisceau de lumière, des volutes de poussière poursuivaient leur lente et énigmatique danse – quelque chose en elle périlleusement se dérèglait.

Que dire de cette période de flottement ? Sans la connaitre dans son détail, je m’efforce comme je peux de la faire revivre – de me représenter la vie de ma mère dans cette terre étrangère si dépaysante qu’est souvent le passé, même récent. J’essaye de m’imaginer avec empathie et lucidité cette jeunesse à la fois si active, si vaillante et vive, si privilégiée – mais aussi combien par moments triste et embarrassée… J’accumule des images fugitives et des bribes de contexte, des sensations plausibles, des pensées : des conjectures controuvées, des intuitions parfois judicieuses, sans doute – mais surtout des séquences apocryphes nées de témoignages partiels… Avec un certain étonnement, je découvre que cet effort de me représenter ma mère telle qu’elle était alors suscite en moi des émotions un peu troubles et paradoxales – scories biscornues, assurément, d’inquiétudes infantiles : j’ai beau savoir qu’Irena possédait bien sûr déjà à cette époque une personnalité et des expériences propres ; qu’elle traçait un parcours donné, comme tout le monde, composé d’épisodes bons ou mauvais ou neutres – combinant telles étapes, telles évolutions, telles mésaventures, tels espoirs, telles joies, telles déceptions… Néanmoins, je ne peux m’empêcher de ressentir une sorte de circonspection désarmée – ou plutôt un curieux détachement, ou même une méfiance face à ce personnage « historique » si proche, si familier et pourtant, je le sens, condamné à demeurer par rapport à moi-même insurmontablement artificiel et inaccessible : car en effet, comment ma mère aurait-elle donc pu exister avant que je ne survienne ? Oui, puisque sa qualité essentielle, de mon point de vue – son identité primordiale et indispensable – c’est d’être et de demeurer ma maman à moi… Le simple fait de la penser autrement fait surgir des questions angoissantes et incommodes : l’univers a donc pu un certain temps se passer de moi ? Et ma mère, en fait, que sais-je vraiment d’elle ? Et d’ailleurs, plus généralement, à quel point les gens qui nous entourent, les êtres bien-aimés, et les amis, et les complices, et, à plus forte raison, les autres – ceux qui obscurément séjournent dans la pénombre de notre indifférence – sont-ils connaissables ? Se pourrait-il que, si bien entouré d’amour, je sois pourtant seul ? Chacun à leur manière, Freud et Henry James, grands experts des abymes qui séparent les âmes, conclurent à regret que nous faisions surtout, les uns pour les autres, office d’un substrat mystérieux et hermétique sur lequel projeter nos propres illusions – de surface sans relief, dissimulant des profondeurs le plus souvent inaccessibles. Mais peut-être que cette question de notre méconnaissance de la vérité ultime des individus que nous croisons est-elle oiseuse et l’intuition sceptique qui en résulte passagère et rhétorique... Dans la mesure où la tumultueuse présence du reste de l’humanité nous résiste bel et bien et nous nourrit, il nous faut, quoi qu’il en soit, apprendre à nous en accommoder ; or, peut-être que, loin d’une erreur ou d’un aveuglement, une certaine sorte d’illusion, de rêve, de mirage constitue pour nous le meilleur espoir d’approcher – mais uniquement de manière indirecte, allusive, métaphorique – le cœur des personnes et des choses.

Sans doute notre monde intime se compose-t-il de sensations, de souvenirs, de ces petites mises-en-scène qui, touche par touche, émergent du néant de manière passagère ; des perceptions à la fois claires et singulièrement incertaines ; des fragments d’expérience labiles, équivoques, qui trainent en vrac dans notre entrepôt identitaire ; des idées, des enchainements inductifs, des histoires, des regrets : ritournelles sommaires qui à force de tourner en rond dans notre esprit parviennent parfois mystérieusement à se déployer – échappant ainsi à la répétition machinale, au radotage stérile, à l’inconscient remplissage qui est notre ordinaire, pour subitement prendre une forme inattendue et ainsi trouver un sens ; car un instant, avant de retomber dans leur habituelle et chaotique insignifiance, il arrive en effet à l’occasion que ces pauvres éclats s’épanouissent en une vibrante et ample musique, en une inopinée cohérence… Sans doute notre univers intime est-il bien constitué de tout cela – mais il ne se réduit pas à de tels agencements. D’une certaine façon, nous sommes bien cette accumulation des éléments de l’expérience – ou plutôt nous sommes leur mise en forme subjective… Mais il subsiste par ailleurs un reste inexprimable, qui nous confère à la fois le sentiment d’exister et, accessoirement, la conviction d’être nous-même – un surcroit essentiel et pourtant finalement indicible. Ainsi, de la vie de ma mère, comme d’ailleurs de celle de quiconque, je ne saurai jamais dire le vrai ; je sens bien que, quelle que soient mon désir de comprendre, je n’arriverai jamais à exprimer adéquatement le fond des choses ; qu’il me manquera toujours le plus important ; que m’efforçant d’accumuler – et ce ne serait pourtant pas vain ! – encore d’autres anecdotes évocatrices et d’autres épisodes clefs, je n’en resterai pas moins toujours, fâcheusement, à l’extérieur du périmètre de sa substance la plus profonde. J’aurais beau m’efforcer de discerner, d’évoquer, de désigner, de circonscrire le centre vivant de cette existence qui m’est si chère que néanmoins celui-ci m’échapperait – qu’à mes mots, à mon intelligence, à mon empathie, obstinément, par sa nature même (hélas ? ou heureusement ?) immanquablement il se déroberait.

 

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« Où est l’enfant ?! »

Loin de Paris, loin de Varsovie, loin aussi des charniers lunaires de l’Europe centrale de naguère – je suis né par une nuit de janvier, dans une ville paisible et enneigée. Après les efforts douloureux et le bouleversement du grand évènement, le calme régnait désormais dans la chambre de la maternité de l’hôpital Sainte-Justine : petit paquet emmitouflé, je me reposais dans le couffin en plastique transparent disposé à côté du lit de ma mère, Irena, qui, euphorique mais épuisée, prenait, elle aussi, un peu de répit. Elle avait trente ans et n’était plus la jeune femme vulnérable, contrainte, qu’elle avait été lorsqu’elle habitait encore chez son oncle. En effet, entretemps, elle avait appris un métier, ce qui donne toujours confiance : psychologue désormais, elle s’occupait avec un certain succès d’adolescents perturbés, hôtes malgré eux d’un « centre de détention » pour jeune délinquants. Ceux-ci, au-delà de son ouverture et de sa bienveillance, avaient tout de suite reconnu chez elle le charisme réfractaire de l’ancienne cheffe de bande qui, pendant toute sa jeunesse, avait dominé la petite meute sympathique et turbulente des gamins de son quartier. Par ailleurs, elle avait rencontré Paul, le fringant jeune homme au verbe haut et au cœur vaillant, cet intellectuel d’origine prolétaire qui venait justement à l’instant de devenir mon père : mince, à barbe et à cheveux longs, comme le voulait alors la mode – un peu maladroit et parfois orageux, mais aussi vif et cultivé, entreprenant et généreux… Pour le meilleur, surtout, Irena était destinée à partager sa vie pendant encore plus d’un demi-siècle. Elle l’avait enchanté sans trop y prendre garde ; et puis, avec une égale mesure de joie et d’étonnement, après quelque temps, s’était rendu compte qu’en lui, elle avait trouvé cet atout essentiel, cette ressource précieuse et rare : un partisan indéfectible. Comme souvent, leur rencontre était le fruit de contingences arbitraires : ayant épuisé au même moment leur réserve de patience pour les simagrées fastidieuses d’une performance de « théâtre traditionnel iranien », lors d’un festival culturel à Royan, Irena et Paul s’étaient rencontrés à la sortie par un heureux hasard – et ils avaient convenus que, étant données les circonstances, le plus opportun pour rattraper une soirée encore pleine de promesse serait d’aller danser ensemble… Quelques années plus tard, craignant sincèrement de sombrer dans la folie si elle devait s’éterniser davantage sous l’emprise charitable, mais aussi pernicieuse et étouffante, de sa famille – c’est encore avec lui qu’elle se résolut de prendre ses cliques et ses claques et, intrépide, de traverser l’océan Atlantique pour s’improviser une vie plus libre dans un lointain Canada. Le jeune couple avait choisi cette destination un peu au hasard : c’était assez éloigné, d’abord, critère prépondérant – et puis, Paul avait su se débrouiller pour trouver là-bas, à Montréal, une combine qui lui permettrait de substituer un contrat de « coopération » au service militaire obligatoire qui lui pendait au nez et que, à coup sûr, il désirait ardemment éviter : de sorte que, plutôt que de marcher au pas, il donnerait pendant deux ans des cours de Latin et de Français dans un huppé « lycée français à l’étranger ». Ainsi, avec une impression de facilité déconcertante, ils partirent à l’aventure et, grâce à ce mouvement d’audace improvisée, se découvrirent bientôt dégagés, indépendants : fauchés certes, mais installés de plein pied dans une heureuse et tonifiante vie adulte. D’ailleurs, peu après, à l’occasion d’une vente de bijoux où ils avaient déniché des alliances au rabais, ils décidèrent sans façon, sur un coup de tête, de se marier : à la mairie, pendant la cérémonie, en plus des quelques témoins recrutés à la hâte et de la foule clairsemée des autres couples qui devaient, à leur suite, convoler administrativement en justes noces, une toute petite fille très énergique s’était mise à courir dans la salle en hurlant joyeusement : « Maison, cochon, maison, cochon, maison, cochon ! … » Injonction péremptoire ? Vérité innocemment inconvenante ? Ou encore – et c’est bien ce qu’ils entendirent – bénédiction spontanée et propitiatoire : la formule leur avait semblée à tous les deux parfaitement juste et de bon augure. Et en effet, quelques années plus tard, ils devaient se résoudre, de bon cœur et sans trop se poser de questions, à fonder une famille : maison, cochon… Un toit, un turbin, un jardin, des gamins : après quelques atermoiements, c’est ainsi qu’Irena, pour sa part, se donna les moyens de remplir scrupuleusement – mais aussi, à sa façon – la mission rédemptrice à laquelle toute son existence, sans qu’elle ne s’en rende encore bien compte, était depuis toujours assujettie.

« Où est l’enfant ?! »

Sur la douce et sereine scène de ma nativité, tableau de quelque Georges de la Tour contemporain, avait hélas tout d’un coup soufflé un vent de panique : c’était Bosia, ma grand-mère – venue de loin spécialement pour assister à l’insigne, au superlatif, à l’inespéré, au miraculeux évènement – qui faisait farouchement irruption. En franchissant le seuil, elle n’avait pas tout de suite aperçu le bébé… et, partant, elle avait craint le pire : que la fatalité, que l’injustice accoutumée ne la privât encore une fois d’un bonheur indispensable. Irena avait été furieuse : l’angoisse, comme un ressac tumultueux et traitre, avait envahi la pièce et emporté momentanément tous les occupants – maman, papa, bébé, mémé… Cette vague d’angoisse avait noyé l’équanimité, dispersé l’apaisement – la joie de la nouvelle maman qui faisait doucement connaissance avec son nourrisson, cet inconnu pourtant déjà si passionnément aimé ; la communion intime, le calme réparateur s’étaient abruptement évanouis tandis que s’interposait pour la première fois entre ma mère et moi cette fâcheuse disjonction qui serait appelée désormais, hélas, épisodiquement à se manifester : déconnection intermittente, obstacle intrusif, mystérieuse distance adventice qu’il nous fallut, il me semble rétrospectivement, toujours combattre depuis lors et nous efforcer au moins partiellement de surmonter. « Le passé n’est jamais mort, remarquait avec beaucoup justesse William Faulkner, il n’est même pas passé… » Or je suis convaincu que c’est bien lui qui machinal, inexorable, indifférent se manifestait là – dans cette consternante césure qu’il nous incomba toujours dorénavant, à moi et à ma mère, de combler. L’intempestif fracas de mon aïeule et, en retour, l’intense contrariété de ma mère – tout ce soudain déferlement, cet emballement de déplaisir, de passions tristes évadées de leur fragile enclos – ne furent, bien entendu, pas la cause, mais simplement la première occasion, l’inopinée mais aussi l’inévitable mésaventure révélatrice d’un héritage fatidique ; et, de bonne heure, en deçà des mots qui me faisaient encore défaut, je soupçonne que mon esprit toujours informe, inachevé, fût contraint de faire face à cette funeste catastrophe : il existait donc une disposition profonde pour le repli dans cette indispensable continuité enveloppante qu’était alors pour moi ma mère – un potentiel d’éclipse qui me la rendrait parfois – tragédie ! calamité ! débâcle ! scandale sans nom ! – momentanément indisponible et étrangère… Prématurément, je constatais que ses préoccupations, sa colère, et surtout ce que j’apprendrai par la suite à reconnaitre comme son habituelle défense contre le désarroi – son vaste bouclier d’évagation distraite – pouvaient toujours, à l’occasion, m’éjecter de son esprit et me faire disparaitre. Et si, une fois le calme revenu, quelque témoin indiscret avait contemplé le tableau de cette jeune famille : unie, chaleureuse et pleine d’espoir – malgré, à n’en pas douter, tout ce que l’hypothétique perspicacité que je lui accorde aurait pu lui laisser entrevoir des soubresauts occasionnels, des maladresses, des courroux, et deviner d’interférences malheureuses, de tensions secrètes enchevêtrées, de nœuds, de déception, de rancœurs – enfin de toutes les aspérités qui sont la nécessaire contrepartie d’une vie commune – qu’en aurait-il fait ? Qu’aurait-il bien pu en présager ? Aurait-il pressenti qu’obscurément, pour ce bébé qu’il me plait désormais d’imaginer couronné d’un halo discret produit par l’éclairage tamisé d’une lampe de chevet, quelque chose d’essentiel, sans que personne ne s’en avise, ait glissé dans l’incertitude – se soit subrepticement et périlleusement infléchi ? Quoi qu’il en soit, cette petite scène de genre n’est, bien sûr, qu’une élaboration factice – ou plutôt, elle est authentique, mais n’en demeure pas moins artificielle : elle concentre de manière elliptique en un moment précis, ce qui en vérité dut être un processus beaucoup plus vague, diffus et prolongé… L’aperception que procure non pas le souvenir vivant, mais bien sa voisine ambiguë, décadente, la légende intime – qui hésite, qui ne sait plus discerner entre l’histoire vécue, le témoignage rapporté et le fantasme – est sans aucun doute largement illusoire et fallacieuse ; néanmoins, je crains qu’au fil du temps, nous ne disposions plus en définitive que de cette seule ressource – de ce matériau pourtant si peu solide, pour nous construire, de bric et de broc, un personnage – abstraction composite à qui nous nous efforçons de conférer par la suite une consistance pérenne. Tant bien que mal, nous cherchons à exister dans la durée en nous identifiant à cette instance subjective qui semble agencer depuis un mystérieux ombilic les éléments disparates de notre expérience ; nous nous imaginons en protagoniste d’un récit suffisamment cohérent pour nous sembler saisissable, plein de sens, interprétable, lisible – pour satisfaire notre besoin, pourtant injustifié, d’ordre et de vraisemblance ; dans la mesure où nous cherchons à comprendre qui nous sommes, nous dépendons nécessairement des honnêtes fabulations de cette mythologie de la mémoire : pauvre étoffe déchirée, fragmentaire – lambeaux de vérité rapiécés tellement quellement d’impostures.

« Maison, cochon… »

Mes parents mirent beaucoup de soins, d’efforts assidus, de joie bienveillante à m’élever – moi, leur enfant chéri – et ils firent de même un peu plus tard quand parut mon petit frère, lui aussi chaleureusement accueilli. Nous grandîmes dans le confort et l’abondance, entourés de toutes les attentions, dans un milieu convivial et délicat : depuis le début, nous fumes traités comme de petites personnes à part entière, dignes de considération et de respect – libres d’exprimer leurs penchants, leurs sympathies tout comme leurs aversions spontanées ; libres, dans la concorde de cet univers familial à la fois minuscule et tout-englobant, d’affirmer avec confiance leur idiosyncrasique différence. Bonheur, assurance, plénitude ordinaire : j’ai dû, comme tous les enfants bien aimés, en faire l’expérience – mais toute émotion est altérée par le désir de s’y maintenir… Ce n’est, bien sûr, que rétrospectivement que je compris qu’une sorte d’enchantement protecteur, de sortilège d’amour bienfaisant d’autant plus puissant que sa formule ne fut jamais énoncée, nous avait longtemps préservé de dangers vaguement pressentis, sans forme précise, qu’un sourd instinct familial ne pouvait s’empêcher d’entrevoir partout nous cerner. Cette magie discrète s’évertuait à éloigner l’angoisse et cherchait à neutraliser le malheur – mais elle ne pouvait hélas pas durablement faire triompher la joie, car l’enchantement était lui-même la trace, l’indice révélateur d’une présence inquiétante qu’il fallait encore et encore désamorcer, exorciser, repousser – sans quoi celle-ci eut risqué de s’imposer, de prendre une consistance dans la réalité plutôt que de demeurer confinée obscurément dans cet espace liminal ambigu, partiellement dissocié de l’expérience ordinaire, ou vivent les peurs sans mots pour se dire et les cauchemars oubliés – et dont le fond informe peut à tout moment se transfigurer, indifféremment se travestir en tout ce par quoi la tragédie fait irruption dans le cours d’une vie : la mort qui rode, les ogres, l’indifférence, la folie, la malchance, l’accident, la maladie, le délabrement, le désamour, la méchanceté, le poison, la fatalité… Toutes choses connues surtout de seconde main par l’enfant que j’étais : ce garçon timide, dont la gaieté éclatante ne semblait pouvoir rayonner que par intermittences, entre deux nuages – car en plus de grandir, il avait très tôt subodoré qu’il lui faudrait toujours aussi s’efforcer de fuir, de se soustraire, d’éviter cette catastrophe dont il ignorait malencontreusement que, bien que son mirage hantât l’horizon, elle avait déjà eu lieu jadis ; sans savoir l’articuler, à l’instinct, se découvrant saisi dans les cycles de la peur et de l’espoir, il sentait qu’il lui serait indispensable de mettre en place toutes les dispositions prophylactiques concevables, aussi bien concrètes qu’imaginaires, pour détourner de lui-même et des siens l’ombre de la calamité – que le contentement simple et l’allégresse sans reste devaient à jamais lui échapper puisqu’il lui faudrait sans trêve s’acharner afin que perdure intacte ce fragile et lumineux envoûtement qui des ténèbres immenses pour l’instant encore le préservait.

 

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On a parfois vaguement conscience d’être accaparés par des processus qui nous dépassent, tels les personnages dans La Guerre et la paix ou La Chartreuse de Parme ; on peut bien s’efforcer, se débattre, se tendre vers tel ou tel futur, mais au mieux, la plupart du temps, on n’arrive jamais qu’à faire de la figuration – à n’infléchir que marginalement le cours de choses… Même un Lénine – qui au moyen de résolution implacable, d’organisation et d’audace, réussit, au moment idoine, à pousser de toute ses forces juste là où il fallait pour parvenir à ses fins – ne put en fait, à la suite de ce geste décisif, que « mener en suivant », emporté par l’inertie des évènements que son effort, mais aussi d’autres causes multiples, non pas innombrables sans doute, mais néanmoins impossibles à dégager clairement, avaient mises en branle. C’est que, comme l’écrivait Marx dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. » C’est en méditant la pertinence de cette constatation que je me retrouve parfois comme happé en imagination jusqu’à une impossible posture de surplomb : là, haut-perché, tel un éthologue examinant une colonie de termites, je suis saisi par une sorte de vertige : tout d’un coup, je nous découvre – Irena, Bosia, Joseph et moi-même et tous ceux que j’ai aimé – tels de minuscules bestioles parmi tant d’autres, qui, dans cette nouvelle perspective, se voient soudain transfigurées en spécimens génériques, soulagées de leur singularité individuelle, de leur nom, de leur identité particulière : des créatures quelconques s’afférant, s’agitant, vaquant dans un grouillement confus à d’énigmatiques occupations instinctives ; ou plutôt même, plus indistinctement, une sorte d’effervescence biotique, exhibant sans conscience ni pudeur des comportements involontaires et largement prédéterminés ; je nous vois en automates vivants – composant et recomposant collectivement sans y prendre garde des agencements complexes… que pourrait peut-être répertorier un savoir parfaitement distant et extérieur… une science libérée des filets fragiles et mystificateurs de la subjectivité… une histoire naturelle qui froidement, impassiblement saurait faire l’inventaire des régularités, des équilibres, des symétries qui déterminent et sous-tendent notre cafouilleux remue-ménage… pour embrasser dans son ensemble toute cette activité qui, depuis mon pinacle de lucidité fantasmé – depuis cette impossible géométrale à laquelle je me serais, dans un instant d’extatique rêverie transcendantale, momentanément hissé… Ainsi, le temps d’un clin d’œil, il me semble distinguer derrière les intentions, les pulsions, les efforts appliqués de chacun de nous – de chaque individu, de chaque petit dispositif désirant et agissant et connaissant et souffrant et jouissant et persévérant… et persévérant – cet ample enchainement impersonnel dont nous ne constituerions qu’une infime fraction – aléatoire fluctuation d’intensité dans le champ du réel, harmonie transitoire, épiphénomène… ou mieux encore, intervalle indéfini, aux coordonnées purement locales, relatives, intermittentes car noyées dans ce gouffre littéralement démesuré – ne donnant prise à aucune échelle pour l’appréhender – qui serait l’inépuisable substrat de tous les univers possibles… Or, n’ayant l’étoffe ni d’un Bouddha, ni d’un Spinoza, je retombe bien sûr aussitôt dans la banale et rassurante popote du quotidien ; un peu déçu, peut-être, mais aussi soulagé, j’ai tôt fait derechef de débouler dans la broussaille enchevêtrée des apparences, avec son foisonnement hypnotisant et ses déroutants lacis… Après tout tant pis ! Sauf pour ces âmes d’élite qui seules supportent la liberté – au nombre desquelles, bien entendu, comme l’immense majorité de mes semblables, je ne me compte pas – quelle aubaine de retrouver l’égarement réconfortant des faux-semblants et des aveuglements sélectifs, des conventions, des habitudes… Et quelle consolation de se redécouvrir confiné, comme un bébé apaisé par ses langes… par les bornes étroites mais familières de cette prosaïque et très partielle advertance qui, divorcée de l’intuition du Tout, ne discerne jamais – en bonne vieille commère – que le détail mesquin des histoires particulières…

Comme celle de Joseph, par exemple – pour qui la vie, après la guerre, à nouveau s’affirma ; pour qui il y eut des rencontres : des amitiés, des échanges, des conquêtes féminines, sans doute, du bonheur ; et aussi des bols de bouillon chauds, le midi, à la brasserie, et puis des jambon-beurre aussi délicieux que peu kasher ; et même parfois du Pomerol, les jours fastes, et du bleu d’Auvergne avec des figues fraiches ; et des moments d’agréable somnolence, assis confortablement dans l’autobus, en toute quiétude, solidaire de tous les pékins estimables qui, comme lui, rentraient chez eux après une méritoire journée de labeur ; et aussi d’heureuses trouvailles, à l’improviste, chez des libraires, et dans des galeries, et chez des antiquaires ; et toute une variété d’embrouilles administratives, de contrariétés, d’imprévus, mais aussi de bonnes fortunes… Comme ce marché avec un vieux médecin opportunément à la fois complaisant et alcoolique, déniché par je ne sais quel providentiel hasard, que Joseph accompagna quelques années lors de ses tournées : Joseph, qui n’avait pas encore le droit d’exercer en France, rafistolait les malades sous la « supervision » de l’autre, qui légitimait l’opération par sa chancelante présence et son permis de pratiquer ; il se ménageait ainsi l’agrément nécessaire pour cultiver avec sérieux et application son authentique vocation de pochard. Pour les honoraires, les compères faisaient moite-moite… De sorte que, pourvu que le poivrot demeurât capable de se balader en ville sans trop tituber, de paraitre à peu près présentable lors des visites, et surtout de gribouiller à l’occasion sa signature sur les prescriptions que Joseph remplissait – l’un était enchanté de pouvoir à son aise imbiber quotidiennement sa mesure de vinasse, tandis que l’autre gagnait sa vie un peu chichement mais sans encombre, le temps de reprendre sa médecine en Sorbonne.

Tout affairé aux menus tracas, divers et variés, de la démerde – à ses laborieuses manigances, à ses indispensables combines – Joseph avait eu vaguement conscience que son esprit d’habitude si vigoureux, si équilibré et résiliant, s’était pourtant momentanément rétracté, comme par la force des choses – s’était recroquevillé dans une sorte d’abêtissement circonspect. Ménageant ses forces, pendant ces difficiles années de l’immédiate après-guerre, il avait dû modestement se contenter, dans un présent étriqué, d’appréhender passivement le surgissement d’une foule de petites choses : de soucis, de complications, de joies charnelles, souvent de broutilles, de bagatelles apparemment futiles, chacune possédant néanmoins son poids, sa dignité – chacune insistant sur sa petite importance. Un temps, il s’était découvert incapable d’opérer le mouvement réflexif, synthétique, abstrait, imaginatif de mise en forme rétrospective qui, de ces péripéties, aurait su façonner une narration cohérente. Ainsi, cette confuse accumulation d’accidents, de mésaventures, de problèmes, de contingences sembla quelque temps rester en suspens, se dispensant de s’intégrer en une somme, en un destin quelconque – splendide ou atroce, admirable ou médiocre, porteur quoi qu’il en soit d’un sens, d’un message mystérieux mais néanmoins déchiffrable, s’adressant à lui-même ou peut-être – pourquoi pas ? – solennellement, aux mortels en général… Quoi qu’il en soit, sans être vraiment à même d’articuler ses raisons, il avait instinctivement sursis à cette mise en forme. Car enfin, à quoi bon ? Si l’histoire possède une signification, qu’est-ce qu’on gagne à la connaître ? Peut-être est-il imprudent de se risquer à sonder la profondeur des abîmes qui se cachent sous l’écume de la présence ordinaire… Ne vaut-il pas mieux truffer son esprit de soucis immédiats, prosaïques, sans se poser trop de questions superflues ? Après tout, peut-être qu’à force d’évènements, d’énergique remplissage, de rebondissements, d’accoutumance, les réminiscences pénibles, les catastrophes irréparables, les calamités épouvantables, sans disparaitre, finiront-elles graduellement par perdre de leur bouleversante force de rappel : ainsi le hurlement des sirènes, encore, pour cet énième bombardement de Varsovie… Et le refus péremptoire, buté, intraitable de Joseph, de se lever à nouveau de table – d’interrompre encore une fois son repas pour aller se cacher comme un rat… Tel le mouvement funeste de feue sa première femme, qui, dans sa panique, courut pour se réfugier dans le couloir – quelque moments à peine, hélas, avant que n’y éclate un obus dévastateur. Tel, plus tard, le train de bestiaux et la foule compacte des condamnés lamentables, qui avaient gémi leur misère tout le long de leur interminable trajet, puant déjà la charogne – empestant le présent encore toutes ces années après leur disparition, avec leur peur et leur terrible chagrin, avec leur merde et leur pisse, leur sueur et leur désespoir… Mais, au fur et à mesure que le temps passait, c’était heureusement avec toujours moins d’immédiateté et de précision ; éloignés par l’accumulation subséquentes des humbles tracasseries de la vie, les souvenirs estompaient un peu l’horreur et même la culpabilité d’avoir survécu, alors que tant d’autres, gratuitement, de façon parfaitement arbitraire, échouèrent. De même, petit à petit, s’évanouirent les stigmates de la brutalité ordinaire, et de la faim et de la peur et du désespoir… Maintenant, en se regardant dans la glace, Joseph notait les prémisses d’un embonpoint réjouissant comme une revanche ; discrètement, presque en secret, il exultait de pouvoir passer le bout de ses doigts le long de la manche, à la fois douce et rêche, de son chaud manteau de laine anglaise ; il était rempli d’aise en coiffant sa calvitie d’un élégant chapeau de feutre, ou en humant l’entêtante fumerolle d’un cigare de la Havane : menus gages confortant sa conviction profonde que, quoi qu’il arrive, pour lui, la vie, jusqu’au bout, vaudrait toujours la peine d’être vécue… que l’allégresse lui était non seulement encore accessible, malgré sa souffrance passée, mais qu’elle l’était d’autant plus qu’un tel mouvement affirmatif de l’âme devait demeurer toujours, au fond, il en était convaincu désormais, parfaitement capricieux et immotivé – c’est-à-dire, inhérent à la vie elle-même et ne requérant jamais de prétexte ou de justification particulière.

Et effectivement, tout finit par s’arranger. Un patient qui travaillait au ministère des armées permit à Joseph d’obtenir enfin la citoyenneté française – piston salutaire qui mit un terme à de désespérantes lenteurs et réticences bureaucratiques. Bientôt, il acquit aussi le droit de pratiquer officiellement la médecine : de sorte qu’il put se départir de son compère, l’hippocratique dipsomane, et abandonner son studio exigu pour aménager dans un spacieux appartement, avenue Mozart. Là, chez lui, il ouvrit un cabinet de consultation privé rapidement très fréquenté par des patients qui, s’ils étaient affligés de vésanie, ne l’étaient certainement pas d’impécuniosité… De fait, Joseph ne voulut jamais être conventionné par la sécurité sociale : comme son père avait vendu des gants de luxe, lui aussi, tout simplement, il vendrait son expertise considérable à ceux qui pourraient se la payer ; à chacun son petit magasin… À 50 ans passés et ne possédant rien, sans doute avait-il trop soif d’aisance pour s’embarrasser de délicats scrupules. Par ailleurs, ce choix un peu égoïste signalait aussi une sorte d’indocilité, d’individualisme forcené, propre à sa personnalité profonde : un désir irrépressible de toujours faire bande à part – et d’éviter soigneusement, dans la mesure du possible, que d’aventure quiconque puisse s’aviser de venir lui casser les pieds. Plus tard, au début des années ’60, le « grand patron » de la psychiatrie française d’alors, Henri Ey – dont il avait fait la connaissance lors d’une conférence et avec qui il avait sympathisé – lui proposerait d’assurer la direction du service psychiatrique de l’hôpital Sainte-Anne ; mais, bien que très flatté et fort tenté d’endosser l’armure de respectabilité invulnérable que cette position exaltée lui aurait conférée dans son pays d’accueil, Joseph refusa néanmoins : en effet, préférant conserver son indépendance, il continua jusqu’à la fin de pratiquer dans son coin, en libéral… Sans doute se doutait-il bien qu’il ne possédait pas les aptitudes nécessaires pour s’improviser administrateur : très peu pour lui la « gestion des effectifs », la politique qu’il devinait souvent minable et venimeuse de la bureaucratie hospitalière, la diplomatie institutionnelle, les danses savantes pour ménager les amours-propres parfois démesurés et les diverses rancœurs croisés de collègues fréquemment vaniteux, qui s’imaginaient tous en puissance souveraine… – conjuguant chacun à sa manière l’anarchisme spontané, la propension au mépris et l’agressivité à fleur de peau typique, lui semblait-il, des français en général avec la superbe caractéristique des médecins en particulier. Sans doute, valait-il mieux s’abstenir…

Et puis, il advint que Wanda exigea qu’ils se mariassent ; et Joseph dut peser un certain temps le pour et le contre : d’un côté la beauté, l’esprit, et peut-être surtout la promesse d’une vie conjugale bourgeoise où il serait complètement pris en charge ; mais de l’autre, cette névrose un peu extravagante de sa promise et la débilité préoccupante d’articulations (hanches, genoux…) bien fragiles – défaillances dont il envisageait déjà avec une certaine lucidité qu’elles s’avèreraient des sources d’avanies à l’avenir… Mais enfin, c’est de bon cœur qu’il finit par obtempérer. Ainsi, sans ostentation, Joseph et Wanda se marièrent et emménagèrent bientôt dans un appartement du 8ième arrondissement, encore plus grand que le précédent : il était situé à deux pas de l’ancien théâtre du Grand Guignol – où l’on s’entre-assassinait jadis avec tant de verve, mais seulement pour rire. Par ailleurs, ce qui, du point de vue de Joseph, était incommensurablement plus important, son nouveau logis était aussi à proximité d’une excellente librairie et de quantité d’agréables restaurants... Femme et emplacement, il avait choisi opportunément car, pendant de longues années, il en fut fort aise et vécut à sa guise : avec habileté et compassion, il sut traiter de nombreux patients – et gagna de la sorte beaucoup d’argent ; il donna des charges de cours à l’école de médecine ; il entretint une correspondance active avec des collègues distingués d’une part, et d’autre part ranima des liens avec ce qui restait de sa famille – sa sœur, à Varsovie, bien sûr, mais aussi des cousins en Angleterre désormais, en Australie, en Israël, au Brésil… Et puis, pour une postérité qui ne lui en demandait pas tant, il s’attela à écrire des livres savants – grâce à l’aide de Christian, un jeune homme un peu saugrenu et vivant d’expédients dont il fit son secrétaire particulier. Il s’agissait d’un individu dont l’intelligence, le sérieux, et le dévouement sincère rivalisaient avec la capricieuse excentricité : en effet, homosexuel flamboyant et fantasque, jouissant d’une vie sentimentale passablement complexe – mais pleine de gratifiants et dramatiques rebondissements ! – Christian se déplaçait habituellement dans Paris en mini-shorts et en patins à roulettes ; entre autres extravagances, il avait cherché, à une certaine époque, de se faire moine trappiste : projet fort heureusement avorté car, après réflexion – malgré ce que ces bons pères, athlètes du silence et de l’abnégation, auraient pu discerner d’authentique vocation chez ce surprenant candidat – la Trappe avait, en définitive, jugé préférable de ne pas donner suite… Quoi qu’il en soit, comme le jeune homme possédait, entre autres qualités, un impeccable Français écrit, Joseph eut l’idée de lui faire mettre en forme l’exubérant foisonnement des réflexions – hélas souvent plutôt confuses, inarticulées et brouillonnes – que lui inspirait sa propre pratique clinique : il s’agissait d’intuitions à propos des sources de la croyance religieuse, par exemple, ou bien des facteurs contribuant à la maladie mentale, ou d’une foule d’autres choses encore… Or, malheureusement, malgré l’élégant style classique de son collaborateur, les trouvailles de Joseph n’en semblaient pas moins condamnées à continuer de pâtir de leur nébuleuse imprécision accoutumée. Si Joseph, toujours pragmatique, savait très bien comment s’y prendre pour soulager ses patients, il était curieusement incapable d’expliquer clairement ce qui motivait ses gestes. De sorte que, les livres et les articles qui résultèrent de sa collaboration avec son attachant secrétaire à roulettes, malgré beaucoup de bonne volonté de part et d’autre, ne suscitèrent chez leurs rares lecteurs qu’une impression de langueur et de maladresse – minés surtout, je crois, par le souci de Joseph de paraître « scientifique » : à force de préambules rhétoriques et de circonlocutions prétentieuses, on avait l’impression de ne jamais arriver au cœur de la matière… Plutôt que de simplement présenter des études de cas, par exemple, à l’aide desquelles il aurait pu expliquer – et aussi peut-être s’expliquer à lui-même – ce qu’intuitivement il discernait quand il était confronté aux difficultés de ses patients, Joseph, en théoricien pompier, s’obstinait à s’embourber dans de filandreux développements spéculatifs ; il semblait incapable de traduire dans un exposé cohérent ce qui relevait pour lui, en fin de compte, principalement d’un instinct viscéral affiné par une longue expérience. Si une pratique concrète, empirique, lui avait permis d’acquérir un savoir profond bien que tacite, comme celui qui assure l’efficacité des gestes du maître artisan – elle ne lui avait cependant pas donné les moyens de faire affleurer celui-ci à un discours explicite. Et donc, hélas, à son grand regret, Joseph – qui était pourtant si vif, si capable, si engageant et si plein d’une véritable vocation de guérisseur – n’eut cependant jamais de vrais disciples ; il dût se résigner, pour transmettre malgré tout quelque chose de son utile expertise, à ne produire hélas que des textes arides et condamnés à une diffusion confidentielle ; ouvrages embarrassés dont, fâcheux surcroit de contrariété, il connaissait l’insuffisance.

Mais au fond, qu’importait ? Il s’agissait en fait pour lui de considérations très secondaires. Comme son héros, le futur auteur des Frères Karamazov, qui, un siècle plus tôt, collé au mur devant le peloton d’exécution, avait soudain réalisé dans une sorte de vertige d’euphorie que Sa Majesté le Tsar, dans sa miséricorde, l’avait gracié – et qu’il ne serait pas, après tout, fusillé… Décidément, dans son grand et confortable appartement du boulevard des Batignolles, depuis bien des années déjà, ce qui comptait véritablement pour Joseph, c’était que la Vie – qui lui avait paru naguère si chancelante et incertaine, si gravement menacée, éclipsée, malmenée par l’énorme et cruelle mésaventure partagée qui les avait assaillis, lui et la foule de ses compagnons d’infortune – avait par bonheur, à force de petites touches insensibles, graduellement, au fil du temps, presque sans qu’il ne s’en aperçoive, repris tout son éclat : et en effet, quel ravissement, le jour où il eut la surprise de découvrir en son for intérieur cette assurance inopinée – cette certitude aussi vigoureuse qu’irréfléchie qui lui signalait, avec la charmante insistance d’un chant d’alouette jaillissant d’un pré, qu’il ne serait sans doute pas de sitôt dépossédé de cette délicieuse présence à lui-même – et qu’il jouirait encore longtemps de l’inestimable, de l’incomparable, de l’exorbitant, de l’irremplaçable privilège d’exister ! Or, si l’intéressant déferlement du quotidien retrouva bien pour lui son cours paisible et sempiternel, Joseph n’oublia cependant jamais la qualité miraculeuse de son sursis : la routine, avec son lot de petites satisfactions du corps et de l’esprit, mais aussi de douleurs, de frustrations, d’équivoque et d’égarement ne sut jamais complètement masquer dorénavant le flamboiement inespéré de l’alégresse ; mieux, elle suscita chez lui cette intuition abstraite, un peu vague et pourtant cruciale qui nous laisse parfois entrevoir que « la vie a un sens » – qu’elle possède bien pour nous une direction, mais aussi que le fait brut de nos perceptions du monde sera toujours doublé d’un éloquent et salutaire surcroît intelligible, d’une signification positive, d’un agencement symbolique relevant de cette magie opératoire qui nous permet, dans le meilleur des cas, comme à Joseph, d’appréhender dans la joie, d’un instant à l’autre, le déploiement pourtant si déroutant et énigmatique de notre expérience… De fait, plutôt que de se résoudre à subir celui-ci comme une muette et inquiétante pagaille sans queue ni tête – et pire, parfois hélas, comme une absurde et futile souffrance –, Joseph, même s’il n’était pas capable de l’articuler, avait su, pour lui-même du moins, retrouver ce précieux équilibre intérieur composé de mots, de récits et d’images qui, à l’abasourdissant surgissement des phénomènes, permet parfois de conférer une satisfaisante cohérence ; pour parler avec le vocabulaire un peu controuvé des philosophes à la mode en ces années toutes en clair-obscur qui suivirent le cataclysmique chambard de la guerre – Joseph, en intrépide défricheur de sa propre « clairière de l’Être », sembla authentiquement parvenir à se libérer de son chagrin et, avec les moyens du bord, à faire la paix, une fois pour toutes – exploit peu banal ! – avec « la facticité de sa condition existentielle ».

 

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Aux brillants jeunes officiers à qui il envisageait de confier une armée – et donc la responsabilité pour le destin de milliers d’hommes, et, dans une certaine mesure, ce qui lui importait incomparablement plus encore, pour le sien propre – Bonaparte, parait-il, avec beaucoup de gravité, posait infailliblement la question : Avez-vous de la chance ? La bonne réponse, bien sûr, pour ceux qui voulaient être promus au grade d’officiers généraux, c’était une affirmation franche – un « oui ! » assuré, spontané, immédiat, sans arrières pensées… Joseph aussi, comme l’indomptable Premier Consul, était très pénétré de la valeur de la chance : de cette prédisposition irrationnelle mais farouche, mais invincible à sentir dans le surgissement du plus pur hasard non pas tout à fait une providence, mais, plus obscurément, comme un mystérieux courant de sympathie à notre égard en particulier ; un heureux penchant n’ayant, assurément, pas vocation à préserver les mortels que nous sommes de l’humaine condition, mais qui permettrait néanmoins à ceux qui en auraient bénéficié de s’aménager un transitoire refuge de liberté, de joie et de confiance – malgré l’assentiment forcé que nous devons tous, hélas, à cette contrainte d’airain qui insiste que ce qui naît doit aussi, à terme, périr. Ainsi, quand Joseph finit par s’éteindre, à 90 ans, après une longue maladie qui heureusement ne le diminua sensiblement que quelques mois, à la toute fin – Irena me confia quelques-uns de ses livres en souvenir de lui : une petite Torah, en Hébreu, illisible pour moi ; un vieux dictionnaire de poche Polonais-Français encore plus minuscule, mais dont l’usure laissait soupçonner que – contrairement aux Écritures – il avait beaucoup servi ; un guide des rues de Paris, datant des années ’50 ; des livres d’art ; de vétustes manuels de psychologie ; et puis des classiques allemands, qui, pour la plupart, avaient appartenus à son beau-père – l’ennuyeux directeur des chemins de Fer autrichiens : Goethe, Schiller, Heine, La Critique de la raison pure, et puis de jolis volumes roses dont la gracieuse reliure « Art nouveau » enveloppait avec élégance la somme dense, en typographie gothique, des œuvres d’Arthur Schopenhauer – cette manière d’« anti-Joseph »… En effet, si Joseph était peu articulé, il était en revanche très gai – et, en dépit d’une grande lucidité, qui distinguait bien ce que le comportement de la majorité de ses semblables devait à la perversion, à la bêtise et à la méchanceté – semblait néanmoins incapable de faire tarir son optimisme natif ; tandis que le revêche grognon de Francfort, malgré sa facilité d’expression raffinée, trouvait peu de choses (sauf la musique…) pour le consoler de sa misanthropie et de l’amertume d’une vie infiniment décevante, dont le principe lui semblait se résumer à l’oppression de cette « volonté » mystérieuse, aveugle et tout-englobante – de cette force implacable et stupide dont nous ne serions jamais que les impuissants et lamentables pantins… Mais les contraires se touchent parfois – et en lisant la verve acerbe de l’un, c’est à la débonnaireté charitable de l’autre que je songeais. En outre, de Joseph, ma mère me remis la chevalière en or et deux petits « bracelets » dont je fus amusé de découvrir qu’il s’agissait en réalité de sangles élastiques conçues pour retenir les chaussettes… Elle prit bien soin de m’expliquer que, si elle me transmettait ces objets, c’était surtout dans l’espoir que, par leur entremise, je puisse aussi hériter de la bonne fortune de mon grand-oncle : lui que la mort avait si longtemps oublié et dont les mésaventures parfois tragiques n’avaient jamais su éteindre ni la joyeuse bonhomie ni l’extraordinaire appétit de vivre.

Irena, elle aussi, croyait en la chance – et elle s’en trouva bien puisque, fidèle et conciliante, son étoile ne lui fit que rarement défaut : très tôt, elle rencontra mon père, et ensemble, toujours assurés de trouver l’un chez l’autre ce qu’il fallait d’amour et de confiance pour faire face sans crainte aux aléas de l’existence, ils surent se construire une vie pleine, confortable, libre – c’est-à-dire non pas sans contraintes, mais bien plutôt structurée par des obligations volontiers assumées, vécues comme légitimes et le plus souvent contrebalancées par un sentiment de légèreté, d’heureuse improvisation, d’aventure joyeuse ; ainsi, chacun, ils purent suivre leur chemin – et, toujours fort affairés, s’investir dans des carrières satisfaisantes qui leur donnaient l’occasion de faire largement usage de leur intelligence et de leur créativité ; et si leurs deux fils furent, chacun à sa façon, affligés d’une certaine gaucherie névrotique, ils se révélèrent en revanche sains de corps, gentils, bien disposés, talentueux, ouverts… et d’excellente compagnie. De sorte que, c’est dans une maison chaleureuse et commode – souvent remplie d’amis et visitée à l’occasion par des connaissances stimulantes venues de loin – qu’Irena occupa ses travaux et ses jours. Or, si ma mère put faire émerger des profondeurs marines de l’incertitude cette accueillante île enchantée – principal havre de notre petit « archipel de la vie » familial – c’est, il me semble, qu’elle devait partager avec Joseph quelque chose de cette vitalité si particulière, de cette heureuse aptitude pour l’agrément et l’équilibre qui le caractérisait… D’ailleurs, c’est avec le même aplomb et le même dynamisme qu’elle aussi sut diligemment venir en aide à de nombreux patients, souvent très souffrants ; et, tout comme lui, elle non plus ne demeura qu’imparfaitement fidèle à sa méthode d’élection (dans son cas, la psychanalyse…) pour mettre en œuvre une thérapeutique dont l’efficacité me paraissait dépendre moins d’un quelconque « cadre théorique » que, comme pour son oncle, d’une sorte de conviction intime. En deçà des savantes élaborations « métapsychologiques » freudiennes, ou des interprétations avisées, ou des jeux subtiles maniant le « transfert » et le « contre-transfert », je suis convaincu qu’en vérité, la variable qui favorisait le plus la guérison chez ses patients consistait en tout autre chose, à savoir : ce puissant ravissement primitif – ce soulagement instinctuel profond de sentir que, grâce à une rencontre fortuite, ils pourraient désormais compter, quelles que soient leurs difficultés, sur l’écoute attentive, intelligente, ouverte, respectueuse et authentiquement accueillante qu’elle savait leur offrir ; et que, de surcroit, cette écoute leur serait accordée par un personnage à la fois parfaitement banal en apparence et pourtant confidentiellement formidable – car naturellement doué, semblait-il, d’une confiance en soi intangible, souple, massive et, au fond, parfaitement irraisonnée – assurance dont la solidité prodigieuse à elle seule forçait l’adhésion et se portait garante à la fois de l’autorité irréfragable de la thérapeute et de l’efficacité du traitement. Et si, pour que ses gestes cliniques puissent s’avérer pleinement opératoires, Irena veillait à ce que la charpente de la cure psychanalytique, avec ses outils et ses dispositifs spécifiques, conférât bien une forme plutôt orthodoxe à cette réceptivité lumineuse qu’elle mettait volontiers à la disposition de ses patients – par contre, quand elle croyait que c’était le chemin le plus rapide pour arriver à ses fins de guérisseuse, elle délaissait parfois la posture conforme de retrait compassé et savamment pondéré, pour adopter à la place celle, puissante et archaïque, de la sorcière bienveillante : c’est ainsi qu’Irena se permettait à l’occasion de donner des conseils de bon sens, de se montrer directive, de donner voix à une sagesse immanente « faite maison » – un peu abrupte parfois, inapprivoisée, familièrement pragmatique – pour établir de la sorte, à sa manière, un équilibre fécond entre les règles de l’art et une salutaire spontanéité sans filtre...

                Mais même à ses favoris, la fortune fait parfois cruellement défaut : figurante parmi tant d’autres, ma mère, comme tout le monde, ne put que composer vaille que vaille avec l’écrasante charge qu’une « grande histoire » cruelle, sans demander son avis, lui avait destiné en héritage. Et que dire de la mort de ce papa, contraint d’abandonner bien malgré lui sa fillette de trois ans inconsolable – pour qui il demeurerait à jamais uniquement cette image figée énigmatique, ce souvenir sans relief recouvrant tant bien que mal une vertigineuse béance ? Oui, pour elle, comment dépasser cette tragédie si évitable et pourtant, une fois consommée, si odieusement définitive ? Et puis, par la suite, comment faire face à la dépression de cette maman débordant d’un amour sans mesure – mais aussi harassée de contrariétés, sans cesse envahie d’inquiétudes dévorantes et enfermée presque hermétiquement dans sa mélancolie ? Comment contenir la détresse de cette mère si sombre, si endeuillée – qu’il avait fallu à chaque instant, même sans en avoir bien conscience, depuis la plus tendre enfance, soutenir de toutes ses forces ? Or, il s’avéra qu’Irena sut trouver en elle-même les ressources nécessaires pour endosser ce lourd fardeau : en effet, elle obtempéra toujours scrupuleusement avec les directives d’autant plus péremptoires qu’elle étaient voilées et implicites de Bosia ; et elle sut s’abstenir de poser, même à part soi, les questions interdites ; et elle sut agiter, en toutes circonstances, avec suffisamment d’énergie et de conviction, cet étendard éclatant de bravoure affichée auquel la petite cohorte des rescapés du déluge pouvait toujours se rallier, si jamais elle s’était trouvée un instant désemparée – à savoir que : quelles que soient les difficultés et quel que soit l’acharnement des forces du désordre, tout irait, pour elle, pour la petite Irka, pour l’enfant rédempteur, toujours pour le mieux – et qu’ainsi la Vie confirmerait son ascendant sur le chaos et le désespoir ; et enfin, une fois qu’elle fut partie « en mission » au loin pour conquérir un bonheur qui ne pourrait pourtant jamais lui appartenir qu’incidemment (puisqu’il était destiné à racheter le malheur de sa mère, sans parler de celui, insondable, qui affligea cette foule d’ascendants disparus dont les propres espoirs furent si brutalement et injustement confisqués par un destin cruel ; à soulager la douleur de ces ombres lugubres et pathétiques, témoins invisibles des moindres faits et gestes d’Irena ; à rasséréner ces esprits tourmentés qui, depuis sa naissance, l’assiégeaient en silence…) – elle sut aussi, avec une abnégation méritoire, s’astreindre à cette rigoureuse discipline qui, parmi tant d’autres gestes nécessaires, se résumait aussi à rédiger sans faute, religieusement, inflexiblement, interminablement, jusqu’à trois fois par semaine, ces longues et exténuantes lettres, qui prenaient la forme si fastidieuse d’un inventaire exhaustif des plus menus évènements du quotidien : car la vie, pour Bosia, après le départ d’Irena, n’avait suivi son cours que par procuration… Assurément, pour cette dépense immodérée, Irena avait toujours su trouver les moyens – seulement elle en avait aussi chèrement payé le prix – car pour y consentir, elle s’était persuadée qu’il lui faudrait toujours vivre pour les autres, et jamais pour elle-même… De sorte qu’inévitablement, en conséquence de cet exorbitant sacrifice exigé sans ménagement, elle sentait régulièrement surgir en elle-même un ressentiment tenace inspiré par la découverte, renouvelée au fil des jours, chaque fois avec la même surprise et la même consternation, de combien les autres – son mari, ses enfants, ses amis, ses collègues, ses connaissances, tous ceux qui l’entouraient enfin… et surtout les plus proches, les plus aimés, les meilleurs… – se contentaient, quant à eux, pour la plupart, de vivre simplement pour eux-mêmes. En effet, elle ne put jamais s’empêcher – confrontée de la sorte à ce qu’elle éprouvait au fond comme une coupable indifférence de la part d’autrui, une blessante indélicatesse doublée d’une scandaleuse injustice… – de se voir envahie, largement à son insu, par cette insidieuse aigreur qui s’intensifiait parfois jusqu’à ce qu’elle éprouvât le sentiment d’être en train de s’étouffer dans un vaste et irrespirable nuage de consternation et de dépit. Oui, pour toute sa bonne fortune, ma mère ne constitua pas l’exception à cette navrante maxime qui veut que personne ne saurait indéfiniment échapper à la souffrance ; il me souvient d’ailleurs qu’à ce sujet, Bouddha proposa jadis quelques réflexions fort pertinentes… Hélas, Irena ne fut jamais réceptive aux leçons de cet optimiste si déstabilisant, si étrange, qui était persuadé que les hommes pouvaient de leur plein gré renoncer à leur peur, à leur colère et au malheur d’une condition humaine douloureuse, changeante et éphémère, sous réserve de renoncer aussi à ce personnage étriqué et factice avec lequel pourtant, par confusion, ils ne manquaient jamais, dans un premier mouvement, de s’identifier passionnément. Par ailleurs, si elle renâclait à emprunter ce chemin d’un « éveil » impersonnel qui jamais ne parvint à prendre dans son esprit une quelconque consistance, elle négligea aussi de pousser jusqu’au bout une psychanalyse qui lui aurait été profitable… La cure, s’étant fixé des buts nettement plus modestes – mais aussi plus atteignables que ce nirvana dont, de toute façon, Irena n’avait que faire – lui aurait peut-être permis, à terme, au moins de se défaire de cette rancœur diffuse qui, il me semble, la taraudait et gâchait souvent la douceur de son ordinaire. Mais, pour des raisons que je ne discerne pas clairement, au lieu de cela, ma mère s’entêta plutôt à essayer d’opposer une sorte de fin de non-recevoir à ce mal de vivre qui subrepticement l’affligeait – ou du moins, au lieu de tenter de le résorber, elle préféra toujours l’escamoter comme elle pouvait dans sa « confusion » habituelle… Elle la repoussa dans une demi-conscience ambiguë et intermittente ; elle l’évita grâce à une intense activité de tous les instants, grâce au travail, grâce au partage et à sa sociabilité intense avec des équipes de collaborateurs divers et variés qu’elle constituait et reconstituait sans cesse… Et enfin, pour se soulager rituellement de cette souffrance – pour faire baisser cette pression qui régulièrement devait s’accumuler et finir par l’oppresser – elle lui permettait aussi de s’exprimer sous la forme de son obsessive ritournelle – de cette douloureuse complainte qu’elle tissait avec insistance, ici et là, sans avoir l’air d’y toucher, dans toutes les conversations : Ah ! Quel dommage et quelle indignité, semblait-elle dire, que les gens se révèlent si souvent insuffisants, désaccordés, insatisfaisants, minables !… Quel ennui que le monde se présente à moi sans cesse faussé, décevant et pitoyable !… Or, face à cette réalité qui lui semblait souvent si exaspérante et irrecevable, Irena ne se sentit pourtant jamais ni malheureuse ni impuissante – du moins jusqu’à la disparition de mon père – car même contre des ennemis aussi intraitables que l’absurde bêtise et ses sœurs scélérates – l’indifférence, la malchance, l’injustice, l’ennui et la méchanceté… – elle envisageait toujours la possibilité réjouissante de combattre – de lutter sans relâche, avec intelligence, avec énergie, mais aussi avec cette obstination irraisonnée, cette hargne téméraire, caractérielle, sur quoi, en définitive, pour elle, semblait devoir reposer tout espoir ; car – tout comme l’empereur des Français, à l’aube d’Austerlitz comme au crépuscule de Waterloo – elle savait que c’était ce combat même, cette irréductible pugnacité, qui, à défaut de la victoire, saurait toujours donner à son existence, en dépit des terribles et inévitables blessures de la tristesse et de l’adversité, ce qu’il fallait de sens pour s’en accommoder.

 

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Toute sa vie, Irena avait eu l’habitude fâcheuse de perdre des objets, de préférence précieux : des bijoux, des lettres irremplaçables, des paires de lunettes favorites, des cartes de crédit, des outils nécessaires, des vêtements particulièrement seyants, des documents officiels importants, des jeux de clefs... Le plus souvent, c’était elle-même qui les dissimulait par inadvertance, en tentant de « faire de l’ordre » dans un monde dont l’angoissant dérèglement embrouillé semblait toujours menacer de la déborder : de sorte que, sans cesse, elle s’efforçait de mettre au pas, de reconquérir, de subjuguer son environnement proche – et sans cesse celui-ci néanmoins continuait de lui échapper ; il se dérobait sans vergogne à son inoffensive et dérisoire tentative de Gleichschaltung ménagère ; en se jouant, il résistait à l’utopie d’ordre et d’idoine disposition rationnelle qu’Irena tentait contre vents et marées, contre sa nature propre, de lui imposer… mais qui ne faisaient habituellement que contribuer à élargir toujours plus le rayon de la confusion et du désordre. En effet, les objets semblaient invariablement lui résister, se moquer d’elle – avec leur silence obstiné et stupide ; avec leurs absences inopinées, dont elle se savait bien, au fond, le plus souvent responsable, mais qui lui apparaissaient néanmoins comme l’intervention d’une désobligeante force extérieure, d’un enchantement légèrement maléfique – ou plutôt, peut-être, comme procédant de la raillerie cruelle, malvenue et gratuite d’un destin idiot, qui avait l’impertinence de se montrer parfois si fâcheusement ironique et inamical… Longtemps, pendant sa jeunesse, avec une désagréable insistance, elle avait rêvé à cette fameuse valise trop petite pour contenir l’indispensable – symbole, sans contredit, à la fois de sa situation d’errance imposée, de ses aspirations profondes (à l’aisance, à la sagesse prévoyante, à l’ordre, à la quiétude…), et surtout de son impuissante contrariété : en vérité, de façon récurrente, pendant son sommeil, son esprit semblait se débattre avec la crainte et la frustration que lui inspirait la conviction mûrissante… presque la certitude… qui insidieusement lui murmurait que, malgré tous ses efforts… non, elle ne parviendrait sans doute jamais, à elle seule, à assurer cette miraculeuse intendance… cet impossible et féérique approvisionnement qu’elle appelait néanmoins ardemment de ses vœux… qui, contre toute attente, aurait su rétablir le stock des ressources… ces fourniture tantôt précieuses et rares, et tantôt simples et triviales… dont elle aurait eu besoin pour se mettre elle-même, ainsi que tous les élus de son cœur, pour toujours… ou du moins jusqu’à cet horizon indéfini où, charitablement, la pensée s’arrête… à l’abri de l’égarement et du malheur.

Or, désormais, c’est mon père qui manque à l’appel – qu’Irena semble avoir perdu quelque part dans l’immense capharnaüm des objets rétifs et indisponibles ; qu’elle ne sait plus situer dans le bric-à-brac anarchique et sans bornes de l’univers ; c’est lui qui, si obtusément, ne répond plus… Où donc a-t-elle pu égarer un si précieux trésor ? Simplement, il est mort l’année dernière – et, hélas, je crois que dorénavant elle restera longtemps inconsolable et désarmée. Pourquoi donc l’a-t-il abandonnée ? C’est que, bien à regret, il a pris le même chemin que Bosia, qu’Ignacy, que Joseph, que Wanda, que tant d’autres encore, dont le chœur, invisible mais s’accroissant toujours, semble chaperonner la vie de ma mère depuis le tout début : cette funèbre compagnie d’ombres mélancoliques qui n’aurait jamais cessé d’entonner pour elle seule, afin qu’elle n’oublie ni leur présence ni leur meurtrissure, un chant mystérieux – une psalmodie inaudible mais rayonnant néanmoins d’une sourde intensité… Il ne s’agit pas, bien sûr, de quelque pathétique « kaddish des endeuillés » – cette prière célébrant, pour faire face à l’acharnement du malheur, avec l’opiniâtreté accoutumée du peuple d’Israël, la gloire et la miséricorde du Seigneur, et sa force, et sa lumière, et l’espoir qu’il confère – mais plutôt d’un murmure vague, indistinct, équivoque : ni un reproche, ni un encouragement, mais bien la trace indélébile d’un manque, d’un vide étrangement douloureux, comme un « membre fantôme » – la marque ambiguë d’une absence, dont le pénible élancement reste pourtant un signe de vie… Mais bientôt, assurément, le silence triomphera, et ce sera tout entier que notre monde, celui d’Irena et le mien – les rives familières de ces lambeaux de terre ferme, si conviviaux et hospitaliers, affleurant un instant encore des flots – lui aussi, par le néant, finira par être entièrement englouti :

Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire.

Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,

Sur le sombre océan jette le sombre oubli…

Évidemment, les personnages dont je parle existent, ont vraiment existé – mais je ne suis pas sûr qu’ils se reconnaitraient en lisant la description un peu libre que je fais d’eux : de leur situation de vie, de leurs motivations, de leurs pensées, de leurs préférences, de leurs habitudes, de leurs aberrations, de leurs qualités… C’est qu’il me semble que tout souvenir, même authentique, tout récit, toute subjectivité assumée se révèlent nécessairement, d’une manière ou d’une autre, mensongers – ou du moins comme étrangers et seulement très partiellement compatibles avec l’appréhension du monde que peuvent porter d’autres subjectivités. De toute façon, peu importe puisque comme naguère l’admirable et venimeux petit duc de Saint-Simon, « j’écris pour mes tiroirs… » Et puis sans doute aussi un peu pour « retrouver le temps perdu » – comme ce chétif, ce génial, cet infiniment attentif et émotionnable Marcel – mais quant à moi, sans trop y croire ; en doutant de cette pâle immortalité que l’Art, par une transposition sublime et salvatrice de la mémoire, saurait parfois, selon lui, conférer… Mais tout de même, il faut prendre la peine d’essayer de conclure, de tendre vers une sorte de dénouement : notons donc que Joseph vécut heureux, du moins le plus souvent, et que, rassasié de jours, il s’éteignit en n’ayant jamais compris pourquoi sa chère Irena avait cru devoir partir si loin de lui pour faire sa vie. Il s’était cependant inventé une raison : c’est qu’elle avait dû vouloir marquer son indépendance, en femme moderne – se débrouiller toute seule… Bien sûr, il avait été très attristé de son départ ; mais par la suite, de manière caractéristique, il s’y était fait à l’idée sans amertume et avait accueilli avec beaucoup de bonheur, tous les ans, comme les bienséantes manifestations d’une piété filiale sincère, les visites d’Irena – bientôt accompagnée de ses fils, Jérôme et Olivier : petits-neveux remuants et espiègles, que Joseph agréa volontiers comme ce bien dont l’Éternel, quand ça lui chante, récompense les justes… D’ailleurs, à l’occasion d’une de ces visites, Joseph avait su – avec beaucoup de doigté, il faut le dire – désamorcer la crise diplomatique majeure qui, sans son intervention, n’aurait pas manqué d’éclater et lamentablement de gâcher le rétablissement de notre belle entente intergénérationnelle… En effet, il advint que, petit garçon de trois ans, lors d’un de mes premiers pèlerinages à Paris, je m’étais obstiné à demeurer caché dans les jupes de ma maman, afin d’opposer un refus catégorique à ce qui était de mon point de vue une exorbitante injonction parentale : de gentiment saluer cette figure un peu effrayante que Wanda présentait au monde à la fin de sa vie – avec ses rides flasques, sa perruque de travers, ses deux cannes branlantes et son rouge à lèvres écarlate, appliqué avec un soin tout approximatif… De sorte que celle-ci, mortellement offensée par mon impardonnable impertinence enfantine, par ma si coupable mauvaise éducation, avait en vociférant menacé de nous claquer la porte au nez pour toujours, sans davantage de cérémonie… ignominieusement d’expulser notre insolente petite délégation canadienne… de nous renvoyer à notre lointain néant ! Débuts pénibles d’une relation pourtant appelée par la suite à devenir très chaleureuse et complice entre ma grand-tante et moi-même – toute faite de sympathie et d’humour, et surtout d’une sorte de reconnaissance mutuelle. Oui, parce qu’il s’avérait que nous partagions le même mauvais esprit : puissante affinité élective, susceptible de rapprocher « le p’tit con » – car tel était pour elle mon sobriquet : hommage et marque, de puissance à puissance, par antiphrase, d’une affection véritable et d’un authentique respect… – et cette grande dame si vive, mais aussi si volontiers atrabilaire, autocentrée et capricieuse.

Irena aussi parvint, dans la mesure du possible, à vivre fort heureuse. Tout comme Bosia, dont la vocation prépondérante avait été de mettre en scène pour ce public un théâtre charmant et raffiné, ma mère s’intéressa beaucoup aux enfants : aux siens d’abord, bien sûr, mais ensuite, par le jeu naturel de l’enchainement des sollicitudes, à ceux des autres. Elle se passionna pour ce processus à la fois parfaitement banal et néanmoins énigmatique qui, à partir de petites bêtes désordonnées et absolument vulnérables, produit des personnes : en effet, elle voulut étudier cette délicate transition pendant laquelle graduellement doivent s’installer les légitimes mais aussi les aliénantes et affadissantes exigences de la concorde sociale – la réticence, le refoulement, le souci de conformité, le calcul et le respect parfois craintif de l’autre… Cette période pendant laquelle demeure encore quelque temps inaltérée la grâcieuse et naïve spontanéité des premières jaillissantes ébauches de la personnalité. Irena y vint en croisant un peu par hasard l’œuvre des deux étonnants personnages qui deviendraient ses maîtres à penser : Françoise Dolto et, plus encore, Donald Winnicott. Tous deux médecins reconvertis à la psychanalyse, ils surent grâce à leur talent et à leur engageante ouverture, grâce à leur solidité, à leur sensibilité si intelligente et articulée, chacun à sa façon, découvrir comment il fallait s’y prendre pour bien s’adresser aux enfants – et surtout, pour discerner la logique des tressaillements labiles, délicats, difficilement saisissables, mais non pas gratuits ou incompréhensibles, qui traversent d’ordinaire ces jeunes esprits si occupés par la difficile tâche de se constituer, à partir des bribes flottantes de l’expérience, en tant que sujets indépendants et pleinement vivants et créatifs… Figures de guérisseurs à la fois sympathiques et rassurantes, tous deux consacrèrent une carrière illustre à clamer l’importance cruciale de se préoccuper le plus sérieusement du monde, avec franchise et bienveillance, de cette étape si décisive de la vie. Par ailleurs, il s’agissait aussi de tempéraments au fond un peu étranges, un peu déstabilisants – de génies nimbés d’une mystérieuse aura de sainteté populaire, à la manière d’un saint François, qui sous leur douceur ne masquaient pas une énergie indomptable, une résolution dépourvue de toute faiblesse, sans compter une surprenante aptitude au miracle… De sorte que, grâce à de tels gourous et à leur profitable enseignement, Irena se rendit compte qu’il lui serait peut-être possible à elle aussi d’épargner bien des souffrances aux jeunes patients qu’elle traitait  – et qu’elle parviendrait souvent, en intervenant à une époque suffisamment précoce de leur développement, à rectifier telle configuration première inopportune ou défaillante ; à corriger tel mauvais pli ; à faire jour à des vérités émancipatrices, en utilisant avec beaucoup de simplicité, mais aussi d’adresse, de patience et de courage, les mots convenables ; ou bien encore à dégauchir telle interprétation aberrante de la réalité, ou des relations familiales, ou de la vie en général : élucubrations malheureuses, improvisées avec les moyens du bord par un esprit enfantin momentanément dérouté – et d’autant plus nocives qu’elles auraient longtemps croupi, implicites et sans forme, dans les riches mais aussi les obscurs et boueux bas-fonds des marches de la conscience ; enfin, pour ces gamins souffrants, ou simplement un peu désaccordés, qui auraient désormais la bonne fortune de croiser son chemin, à écarter pour toujours toutes sortes de lourdes et de durables déconvenues que, sans cela, l’avenir aurait pu leur réserver.

Or, équipée de ces formidables outils pour faire advenir autour d’elle la liberté, Irena avait su aussi s’entourer d’une multitude de jeunes collègues partageant son enthousiasme et sa sensibilité, afin ensemble de fonder à Montréal une institution à l’image de la fameuse et si utile « Maison Verte » parisienne de Dolto – organisation qui s’était donné pour mission de faciliter l’insertion heureuse des bébés et des petits enfants, au-delà du cercle restreint de la famille, dans l’effervescente bousculade de la vie sociale. En vérité, pour faire ses premiers pas au sein de l’indescriptible remue-ménage d’une existence urbaine moderne – dont l’impétuosité affolante et les règles, parfois apparemment si incohérentes ou difficilement compréhensibles ou partielles ou dissimulées ou contradictoires ou mal définies, pouvaient sembler redoutables – n’allait-il pas de soi que l’enfant de la ville, grandissant au sein non pas d’un entourage familier élargi, mais plutôt dans le foisonnement anonyme d’une foules d’individus le plus souvent mutuellement irresponsables, déconnectés les uns des autres, lui étant pour la plupart étrangers, pût à l’occasion avoir bien besoin qu’on l’aidât à affermir sa confiance ? Comme toujours, c’est avec vigueur, persévérance et intrépidité qu’Irena avait animé ce projet – qu’elle avait su le mettre sur pied et le faire vivre avec ses collaborateurs – pour s’offrir ensemble, en fin de compte, la satisfaction d’avoir accompli quelque chose d’important et salutaire peut-être, mais aussi, de manière plus égoïste, pour s’assurer de la sorte de n’être jamais trop longtemps seule avec elle-même… en roue libre, désœuvrée, abandonnée peut-être à des pensées décidément trop inquiètes, trop déroutantes, trop angoissées – qui sans cette distraction bienvenue, auraient pu, par moments, menacer de l’envahir… Assurément, mieux valait beaucoup travailler – et c’est sans doute pour cette raison qu’elle trouva l’énergie, en plus d’une pratique privée achalandée et la constitution de son centre pour la petite enfance, d’enseigner aussi à l’université : en effet, très appréciée de ses étudiants, elle devait, pendant plus de quarante ans, former avec beaucoup de sérieux mais aussi de flexibilité et d’indulgence, des générations de psychologues – puisque l’ironie du sort avait voulu que, au début des années 1980, le comité de sélection chargé de pourvoir le poste qui deviendrait le sien avait été fort impressionné par l’absurde galimatias – à propos du « bon usage de l’informatique en psychologie » – que, depuis l’Olympe de sa parfaite indifférence, elle avait daigné pondre et laisser choir sur l’académie : un œuf d’or… ou plutôt, plus précisément, une thèse de doctorat qui répondait aux attentes d’un directeur d’études extravagant. Entre autres inepties, cet éminant professeur parisien, complaisante connaissance de Joseph, avait trouvé la rusticité de l’expression des psychiatres québécois qu’Irena avait interrogés sur leur usage de l’informatique absolument inconcevable et, dans tous les cas, même si elle s’était avérée authentique, malséante et imprésentable… De sorte qu’il avait exigé, au détriment d’une inopportune vérité factuelle, que le verbatim des nombreuses entrevues que sa jeune doctorante avait réalisées fût « corrigé… »

Couvrez ce sein que je ne saurais voir.

Par de pareils objets les âmes sont blessées…

Quoi qu’il en soit, à Irena, qui à l’époque faisait feu de tout bois, peu importait l’exactitude ethnographique. Vos désirs sont des ordres, monsieur le professeur : aussitôt dit, aussitôt fait… Et grâce à la plume accorte de Paul – époux accommodant, mais aussi, à l’occasion, éditeur habile, patient et, pour tout dire, merveilleusement amusé – ces béotiens de psychiatres montréalais purent enfin révéler au grand jour leur bel esprit si longtemps par modestie dissimulé, leur subtile philosophie et la puissance incomparable de leur éloquence… Et c’est ainsi qu’Irena obtint les félicitations du jury – et que, par la suite, grâce à cette thèse si moderne, si rigoureuse – et surtout, si peu suspecte de cet impressionnisme pseudo-scientifique et dépassé, propre à la ridicule et détestable psychanalyse… – sa place à l’université.

 

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Le mythe est toujours, en définitive, une sorte d’explication : il est bien l’expression d’une rationalité, mais celle-ci, plutôt qu’avec une analyse, une réduction systématique, présente l’ordre du monde au moyen d’une narration – avec ses héros, ses obstacles, ses forces bénéfiques ou maléfiques, qui résistent, qui s’opposent… Dans le mythe, la réalité est toujours à la fois personnalisée et polarisée : elle se présente comme une série de conflits entre des volontés concurrentes – des turbulences entre des champs de force sensibles antagonistes… Néanmoins, il semble toujours rester aussi quelque chose de surcroit : un excédent irréductible ; un « c’est comme ça » immanent que l’explication n’atteint jamais, une sorte de fond axiomatique intangible – car, en définitive, parfaitement gratuit et immotivé – et donc littéralement inexplicable. Or, si le mythe est à même de représenter la vie, il me semble que c’est précisément parce qu’il partage avec elle ce soubassement d’arbitraire ou, comme on voudra, de liberté radicale : il se passe bien quelque chose… dont on a voulu laisser un témoignage… parce qu’après tout, ça semble si terriblement important… s’agissant de la vie et de la mort ; du bien et du mal... Enjeux décisifs, profonds – n’est-ce pas ? – incontournables… Car pour chaque destin il nous tarde de mesurer l’écart entre l’aubaine et l’infortune ; entre l’amour et la haine ; entre l’espoir et le tourment ; entre la liberté et l’assujettissement… mais, à bien y regarder, ne se pourrait-il pas aussi que cette action en apparence si poignante ne soit en fait que parfaitement aléatoire et insignifiante ? N’est-il pas envisageable qu’au fond, aucun message ne nous soit adressé par un réel qui se contenterait, tout bêtement, avec l’impassibilité muette d’un galet, et sans se soucier de nous le moins de monde, d’exister ? Ainsi, bien que je puisse concevoir qu’il survienne en moi, subjectivement, l’impression de vivre quelque chose de marquant, de révélateur, de suggestif, de profondément émouvant, de débordant de signification… peut-être, après tout, mon expérience n’est-elle néanmoins qu’illusoire… tout comme, d’ailleurs, ma conviction d’être moi-même « quelqu’un » – le cœur sensible d’une conscience connaissant le monde – pourrait, ainsi qu’avait cru naguère le constater Bouddha, se révéler parfaitement fallacieuse… et que la réalité – le fond des choses, au-delà des leurres et des fantasmes – ne s’obstine pour jamais à demeurer insaisissable : purement hasardeuse, impalpable, flottante, indéterminée, chaotique, saugrenue – ou mieux, peut-être, tout simplement indifférente : c’est-à-dire en deçà de toute évaluation, de toute appréciation circonspecte… Or, si tel est bien le cas, que faire de la lucidité plutôt malvenue qui résulte de cette prise de conscience ? Car enfin, quel pourrait bien être l’usage d’un scepticisme si choquant, si désarmant ? Et à quoi bon cultiver une intuition qui s’évertue à nous faire douter, justement, de toutes nos histoires préférées – de nous méfier de ces affabulations mythologiques si intéressantes grâce auxquelles nous nous préservons tant bien que mal, face à l’inintelligibilité foncière du cours des choses, une fière et sereine contenance ? De ces fables salutaires qui, d’un beau manteau rhétorique (il s’agit plus précisément d’une prosopopée…), daignent, semble-t-il, couvrir des attributs de la vie et de la sensibilité des processus qui sinon resteraient essentiellement objectifs, inanimés, insensibles, idiots, impersonnels et surtout, pour nous, radicalement étrangers ? Notre expérience intime du monde paraît largement dépendre de l’efficacité de cette manière de construction dramatique – de ces fables, de ces envoûtants fragments narratifs que nous passons notre temps, avec un prodigieux entêtement, à nous ressasser à nous-mêmes : opiniâtre persévérance à la hauteur, sans doute, de notre nécessité… Car, manifestement, c’est surtout grâce à de tels dispositifs imaginaires – par le truchement de leurs artifices, de leur magie opératoire, de leur déplacements symboliques, de leurs savants et créatifs « jeux de langage » que parvient à émerger de notre néant ce mirage à la fois d’un « sens » et d’une expérience subjective… De sorte que, personnages mythologiques nous-mêmes, il est parfaitement juste que nous cherchions d’ordinaire à nous préserver de cette clairvoyance corrosive qui discerne le vide sous notre propre légende… tandis qu’insensibles et impitoyables, les structures secrètes du monde se font et se défont dans un chaos inexprimable… bazar océanique sur les remous duquel nous tâchons néanmoins de surnager, de fixer un cap… nous, les prophètes hallucinés, les inventifs visionnaires, les joueurs, les excentriques, les doux rêveurs, les rigides conformistes, les ahuris volubiles, les incrédules, les moissonneurs d’espoir, les faibles, les faquins, les baratineurs, les estropiés, les gueulards frénétiques, les ribauds, les malfaisants, les déçus, les violents, les putains, les imbéciles, les taiseux solitaires, les innocents martyrs, les délicats, les avides, les renfrognés, les fins observateurs, les égarés de tout poil, les honteux, les colériques, les faux-culs, les vicieux prédateurs, les maîtres illuminés, les tricheurs, les radins, les tripoteurs, les prud’hommes, les minables, les petites natures, les âmes sensibles, les héros sans peur et sans regrets : toute cette grouillante faune (très partiellement) rationnelle qui compose notre dérisoire équipage de fortune – paré à la manœuvre, se dressant tant bien que mal sur les cordages – prêt à voguer en dépit de l’ouragan qui fait rage, à franchir les frontières invisibles de contrées chimériques, d’avancer toujours, malgré la houle, avec persistance, avec intrépidité, avec résignation… chacun s’arrangeant à sa manière avec les circonstances de son appareillage, de sa traversée et, inévitablement, de son naufrage ; chacun composant, de plus ou moins bonne grâce, avec les conditions de son surgissement momentané au sein de cette étourdissante tempête de la vie consciente et réflexive – soit : une maman… un papa… un corps… une famille… une langue… une culture… une classe sociale… une protection suffisante (ou pas)… une intelligence… une santé… une force… un tour d’esprit… un tempérament… et puis, la capacité (ou pas) de se « ramasser » soi-même, de synthétiser sa propre expérience en un tout suffisamment harmonieux pour pouvoir prétendre à une place convenable dans l’ordre des choses et des hommes… de se construire un monde intérieur riche et plein et satisfaisant… de savoir dire « oui » à ce qui est bon… et même, parfois, autant que faire se peut, d’arriver à bon port… à condition, bien sûr, d’avoir su se garder, chemin faisant, des courants traitres – des calamiteux virages de la fausseté, de la malice, du refus irréfléchi, du mensonge, du débordement, du délire, de la cruauté, du déni, de la fureur aveugle, de la perversion, du désespoir : égarements hélas souvent sans retour… interminables déviations dans lesquelles on s’engage par crainte et par mégarde, afin de se dérober à des frayeurs naturelles – à des inquiétudes légitimes – mais, il faut le reconnaitre, par moments si insupportables que l’on peut à l’occasion passionnément désirer les fuir… au point parfois de commettre l’irréparable… de choisir ce fatal contournement qui mène à la souffrance et, parfois, à la ruine… car en s’efforçant d’éviter les périls ordinaires de la vie plutôt que d’y faire face avec le minimum requis de courage et de franchise, il semblerait que l’on se condamne le plus souvent, sans bien s’en aviser, aux âpres déceptions de l’isolement, du mépris de soi, du désamour, et, avec cela, d’une haine de ce monde trop exigeant, trop peu complaisant, trop inamical – d’une aversion d’autant plus immodérée et fanatique qu’elle se trouvera mêlée de mauvaise conscience et de honte inavouée… or, bien sûr, personne n’est jamais blâmable d’un tel mauvais détour, d’une telle maladresse vitale, d’une telle incapacité existentielle… car, comme l’affirmait jadis le sympathique et rigoureux Spinoza, toute puissance qui existe réellement doit nécessairement être, par le fait même, réalisée… nulle part ne se cache un quelconque « potentiel » qui serait à même (ou pas) de se concrétiser… et ainsi, pour le sage de La Haye, tout ce qui existe, existe toujours pleinement, sans reste – déterminé par la chaine, dans une large mesure invisible et mystérieuse de notre point de vue limité, des causes et des effets… de sorte que nous ne serions jamais, à titre personnel, comptables ni de notre vaillance, ni de notre pusillanimité… ni, à plus forte raison, pour les plus malheureux, pour les plus éloignés de la béatitude, de notre incapacité à consister quand la carence dont nous sommes la victime est trop grande ou l’ébranlement trop précoce ou la détresse trop insidieuse – quand, misérablement, nous nous découvrons pâtissant de cette inaptitude fondamentale à faire advenir en nous une forme quelconque de cohérence qui façonnerait avec profit le flux de l’expérience en une narration unifiée, intégrée, obéissant à une logique conséquente… et qu’à la place nous nous retrouvons, tragiquement, encombrés de morceaux de personnalité lâchement contenus, tant bien que mal, par une enveloppe défaillante ; de bouts disjoints, flottants, sauvages ; d’organes en apparence mutuellement incompatibles, sans discipline, tirant à hue et à dia, menaçant sans cesse de partir en débandade ; et plutôt qu’à un sujet entier, de nous identifier douloureusement à une instance vague et désunie, ouverte à tous les vents, partielle, paradoxale – comme une sorte de sac crevé d’humanité, incomplet et morose – un peu comme s’imaginait le perfide Richard, duc de Gloucester et bientôt roi d’Angleterre, dans son fameux soliloque – à la dérive dans un monde d’une hostilité sans limites :

Difforme, inachevé, à moitié fini, tellement estropié et contrefait…

…que c’est non seulement le personnage inconsistant, mais bien la réalité elle-même qui semble alors vouée à perdre de sa solidité… qui menace de se transformer en une sorte d’affolante chute dans un espace sans coordonnées… effroyablement, vertigineusement, de se métamorphoser en une lente noyade dans un abyme de silence et d’obscurité…

J’ai quant à moi échappé, bien sûr, à de telles terrorisantes vicissitudes… Je n’ai jamais approché ces limes si impitoyablement battues par le souffle froid de la mort et, bien pire encore peut-être, de l’insignifiance – ces contrées arides et inhospitalières où, parmi bien d’autres infortunés, avaient été condamnés à un douloureux exil les plus souffrants des patients de Joseph, par exemple… Ceux pour qui, malgré son experte assistance, demeuraient fort incertaines les chances d’un heureux retour jusqu’à une rive avenante… Non : mon malaise s’est par bonheur avéré incomparablement moins intense, moins profond, moins dramatique. Il ne s’est jamais agi que d’une sorte de difficulté diffuse et sourde, et pourtant insistante… Un brouillard, un spleen qui, s’il n’a jamais menacé la possibilité de la vie même, assombrissait cependant le paysage et éclipsait la confiance : prématurément, j’ai souffert de cette réticence, de cette fragilité, de cet empêchement… de cette menace qui portait une ombre délétère sur l’éclat naturel de la bonne espérance... Comment décrire cet infléchissement malheureux – découlant de je ne sais quel vague sentiment d’abandon, de carence, de disjonction, d’incompréhension ?… Pourquoi donc tant d’angoisse ? Et ce manque d’assurance ? Et cette maladive timidité ? Pourquoi partout cette crainte envahissante ? Cette curieuse pollution de l’humeur ? Quelle pourrait en être l’étiologie, docteur ? Que pourrait bien signifier cette inquiétude insidieuse à tout instant prête à renaitre ? D’où donc, mes amis, procèderait cette émanation vénéneuse et traitre ? De quelles profondeurs pour moi désormais interdites ? De quelle affligeante indisposition originelle ? Ou alors, de quelle détresse d’enfant à demi oubliée – et pourtant, semble-t-il, toujours si vivace, si handicapante, si nocive ? Bien que, par un concours de circonstances très favorables, ce poison, fort heureusement, ait été dilué par une abondance de douceur, il n’a jamais cependant – lentement, traîtreusement – cessé d’agir… Et l’édulcoration d’être né dans une famille riche, cultivée, bienveillante, plutôt saine et équilibrée, et surtout très aimante… coup de bol considérable… n’a jamais su masquer pour moi la légère âcreté d’un venin sournois – ni la crainte de subir un jour de plein fouet la somme de ses effets imprévisibles, néfastes et secrets. De sorte que, si une forme de bonheur m’est toujours demeuré bel et bien accessible, c’était hélas seulement au prix d’en agréer aussi toujours la fâcheuse adultération. En cela, mon cas n’est en rien remarquable – et je ne doute pas de me trouver en fort nombreuse compagnie : ah ! je vous embrasse, mes compagnons en contrariété… Oui, car pour le névrosé, la quiétude se paye toujours nécessairement d’insatisfaction… Elle ne peut être que relative et relève forcément d’un compromis, d’un marchandage avec la réalité… Pour ce curieux personnage, dans la mesure où la joie est pour lui atteignable, celle-ci ne saurait jamais que solder une dépense d’amertume… Magique et transactionnelle, toute satisfaction demande de manière inflexible à être le résultat d’un effort, d’une résistance, d’une tension – et non d’un sage abandon. Pour qui ne la connaitrait pas intimement, comment donc faire concevoir cette malheureuse et singulière disposition ? Trouvons donc une nouvelle image – une didactique métaphore…

Tout se passe comme si, depuis petit, j’avais toujours vécu au fond d’un puit à sec : de sorte que, si je pouvais bien humer l’air, et voir le ciel bleu et le soleil et les nuages par l’ouverture, pourtant je ne parvenais pas, malgré des efforts considérables, à me hisser jusqu’à la surface – pour déboucher enfin à la lumière, à la plénitude de l’expérience, au ravissement d’être promis à un horizon accueillant et sans limites, pour faire enfin partie du paysage… Au lieu de quoi, relégué dans mon trou, pour des raisons qui m’échappent encore, je rêvais cette lumière, cette plénitude, ce ravissement… Et j’apprenais à me contenter de tels bonheurs imaginaires. De quel récit suis-je donc, ici-bas, dans mon affligeant renfoncement, le héros ? Bonne question demeurée pour moi, à ce jour, sans réponse… Pourtant, entre des périodes d’inertie découragée, sporadiquement, avec application, je continue de gratter les parois lisses et sans prises de mon antre ; je m’efforce ; je m’entête ; je m’acharne… Je bricole… Et à défaut d’entamer les murs, j’accumule des paroles, des idées, des images, des tropes, des anecdotes… Je thésaurise… Et, de temps à autre – avec la passion du collectionneur mais aussi, je crois, souvent, avec son aveuglement – je prends un moment pour faire l’inventaire de ce fantaisiste capharnaüm qui résulte de mes si méritoires efforts… Or, tous ces objets me sont intéressants en soi, puisqu’ils m’appartiennent et sont le fruit de mon expérience et de ma peine ; mais par ailleurs, ils m’intéressent par leur simple « volume » imaginaire, par les propriétés de leur pure accumulation : en effet, par la dénivellation qui résulte de leur amoncellement dans mon esprit, je cultive l’espoir secret, presque inavouable, que ce fatras finira peut-être par me faire office d’échelle, afin que je puisse un jour enfin me hisser triomphant jusqu’à la surface – et, sait-on jamais, me découvrir soudain sain et sauf et libre et entier et satisfait… Un peu comme cet inénarrable baron de Münchhausen qui racontait qu’un jour en cavalant, il était par inadvertance tombé à l’eau, mais que pourtant, fort heureusement, il parvint à se sauver de la noyade, lui et sa monture, en se tirant lui-même à la verticale par les cheveux...

Donald Winnicott, le maître à penser de ma mère, fait une confession surprenante à la fin de La Petite Piggle – son admirable étude de cas portant sur son traitement d’une fillette très perturbée, qu’il réussit néanmoins, grâce à une habileté magistrale et, pour tout dire, confinant au miracle d’empathie, d’intelligence et de sensibilité, à complètement libérer de son aberration morbide. Il explique que ce bon résultat, bien que très gratifiant pour lui-même en tant que thérapeute – et signe, en vérité, que sa compréhension si particulière de la psychologie infantile devait, au moins jusqu’à un certain point, être adéquate – avait néanmoins, en fin de compte, sans doute, dans une large mesure, dépendu de facteurs sur lesquels il n’avait aucune prise… sur des variables largement inconnaissables et inaccessibles… Ou, pour le dire plus simplement : que, tout bonnement, la fillette, tout comme le candidat idéal au bâton de maréchal dans la Grande Armée, avait eu de la chance ; car, en effet, certaines personnes, certains patients parviennent, si on les y aide habilement, à être libres… tandis que d’autres ne peuvent que partiellement s’émanciper… et d’autres encore sont condamnés, pour des raisons inconnues, à se morfondre dans le déséquilibre, ou dans un équilibre partiel, inadéquat – mais surtout, dans tous les cas, triste, insatisfaisant, douloureux… un détraquement qui les maintient obstinément, n’en déplaise à l’auteur de L’Éthique, à l’écart d’un potentiel de créativité qui avait pourtant dû, au commencement, exister – de cette naturelle puissance qui aurait dû, en principe, leur appartenir…

La liberté est une possibilité pour certains. Pour d’autres elle ne l’est pas. Mais nous ne savons pas d’avance les départager.

Dans un autre texte, il écrit encore :

Il existe des patients que l’on ne peut pas aider. On ne peut pas les atteindre car ils n’ont jamais vraiment été rencontrés. Il n’y a rien à saisir.

Voici donc le secret : il faut avoir eu tôt la bonne fortune de faire cette indispensable « rencontre » dont la conséquence est que, puisque l’autre nous voit et nous agréé, il nous est à nous-même possible de croire avec assez de conviction en notre propre existence et en son bien-fondé… À certains est réservé cet accueil dans la vie  – ce soin « suffisamment bon », pour parler comme Winnicott : des gestes d’ouverture, des regards, des sourires francs, des embrassades sans retenue de la part d’hôtes sages et doucement empressés – tandis que le petit pèlerin venu de si loin traverse comme il le peut le seuil du monde des vivants ; s’ensuivent des paroles de bienvenue et de bénédiction, pour marquer avec la chaleur, mais aussi avec la solennité convenable, la venue de ce bienheureux privilégié : en effet, selon les rituels antiques de l’hospitalité, il faut rassurer le visiteur que, bien qu’étranger, désormais, sous ce toit accueillant, il sera protégé – et que s’il peut espérer, à titre personnel, rencontrer cet amour maternel si indispensable – cette tendre flamme qui longtemps ardera au cœur son nouveau foyer – il pourra aussi confier en l’honneur de ses hôtes qui le garderont par la force de leur irréprochable parole et par celle de leur nom, qui, tant qu’il sera nécessaire, couvrira sa faiblesse… De sorte que, un moment libre de toute crainte, il pourra désormais s’abandonner à un repos bien mérité : qu’on lui lave les pieds ! qu’on lui offre à manger ! qu’on lui présente une couche moelleuse pour, de sa lassitude, bien le soulager ! qu’enfin, on annonce sa venue, et que, de miles à la ronde, on vienne saluer cet invité de marque avec respect et curiosité !

Mais à tous n’est pas donné cette aubaine d’être reçu en bonne et due forme… L’accueil peut être plus incertain, plus réticent, plus hésitant, plus empreint de sentiments ambigus et contradictoires… Ou encore, pour les plus infortunés, malgré les coups que le visiteur, porté par cet espoir immense et fragile, né d’une impérieuse nécessité, donne dans l’huis – celui-ci néanmoins peut parfois demeurer cruellement, fatalement, irrévocablement fermé... barricadé même… emmuré… ou simplement introuvable… Et alors, quel dépit, quelle colère et quel désespoir chez cet hôte malheureux, si douloureusement éconduit ! À ce sujet, il me revient à l’esprit un rêve particulièrement intense et désagréable que j’ai fait il y a quelques années : j’étais un bébé furieux, emberlificoté dans une camisole de force – un bébé qui hurlait sa colère de se voir ainsi contraint, par une entrave inconvenante et malvenue, ainsi empêché – et surtout laissé à lui-même, abandonné à son chagrin et à sa fureur impuissante… Je me souviens aussi d’une scène, réelle celle-ci, datant de mon enfance : je suis couché sur mon lit et j’appelle ma mère… « Maman ! Maman ! Maman ! » mais elle ne vient pas, même si je sais qu’elle n’est pas loin, juste au-delà de la porte ouverte de ma chambre, dans la cuisine… et, tandis que le temps passe, mes appels insistants se transforment en une sorte de chanson : « Maman ! Maman ! Maman ! » jusqu’à ce que, au bout d’un long moment, enfin ma mère paraisse… Comme toujours, la voici : gentille et prévenante… Elle m’explique qu’elle ne se rendait pas compte que je l’appelais – simplement, elle avait cru que, pour me divertir tout seul, je chantais… Pourtant, moi j’aurais tant voulu que ma maman vienne… Qu’elle sache que je l’appelais – que j’avais besoin d’elle. Pourquoi donc n’est-elle pas accourue ? Mais aussi, puisqu’elle était si proche et toujours en apparence si bien disposée, pourquoi ne me suis-je pas moi-même simplement levé pour l’aller trouver ? Or, j’ai l’impression que ce rêve et ce souvenir forment ensemble une sorte de clef de mon caractère et révèlent quelque chose de ce qui, au-delà du naturel, contribua le plus à déterminer mon agencement particulier : un contexte, des circonstances spécifiques – une belle enfance, douce et paisible et choyée, et pourtant passée dans l’attente inquiète d’une rencontre cruciale sans cesse ajournée, ou faussée, ou déjouée… de retrouvailles nécessaires qui pourtant – pour des raisons que j’ignorais bien sûr alors, et que je ne devais commencer à démêler que beaucoup plus tard – n’aurait lieu, à mon regret, que difficilement… ou plutôt, ne se réaliserait que par intermittences, toujours heurtée d’éclipses brèves mais hélas constamment renouvelées… cascade de rendez-vous sempiternellement à demi manqués qui donnerait naissance en moi à cette terrible susceptibilité, à cette indignation furieuse, à cette vaste détresse désarmée qui, à mon insu, dorénavant, tant que je n’aurai pas su sagement le déposer, demeurerait pour moi un fardeau pénible et brulant… Or, cette souffrance n’était imputable personne : ni ma mère ni moi n’avions commis aucune faute, aucun coupable manquement… Seulement personne ne peut non plus faire abstraction de son histoire, ni de sa place particulière dans la chaine sans mesure des gestes posés jadis et naguère – souvent par d’autres et à notre insu – et de leurs conséquences… parfois funestes… avec les contrecoups, les entrelacements, les dérivations, les interdépendances qu’inéluctablement détermine ce filon de causalité auquel, sans le réaliser, nous sommes assujettis. Assurément, je suis convaincu que ma mère s’est bien occupée de moi : qu’elle a fait de son mieux, et que, de surcroit, sa capacité pour l’amour, pour le soin affectueux, pour une gracieuse et bienveillante sollicitude était très considérable… Pourtant, entre elle et moi avait néanmoins toujours fait intrusion, il me semble, un voile, une distance, une sorte de distraction dilatoire : son attention, que j’aurai voulu stable et exclusive, était le plus souvent flottante, partagée, incertaine… Je pâtissais de percevoir chez elle une agitation, une fébrilité qui, je le sentais, si elle ne me concernait pas directement, mettait néanmoins en danger mes plus vitaux intérêts… et, obscurément, en compromettant mon accès légitime à ma maman, minait pernicieusement ma confiance en – comment l’exprimer ? – la continuité du monde… en sa stabilité fondamentale… en l’appui que je pouvais à tout moment en attendre… Or, ce trouble n’était pas une variation de l’hostilité et du désarroi que j’aurais pu ressentir, comme tout petit garçon, face à la figure momentanément menaçante et fâcheuse de mon papa, cet heureux rival si importun… ni ne provenait-il vraiment d’une privation qu’effectivement m’imposaient les très nombreuses occupations professionnelles qui, fréquemment, accaparaient ma mère. Non : ce que je discernais sans le comprendre, sans pouvoir l’articuler, et qui occasionnait chez moi tant d’insidieuse détresse, c’était, je crois, le soupçon que, sporadiquement, pour se préserver, celle-ci devait ressentir un besoin pressant – davantage, une sorte d’irrésistible mouvement en son for intérieur… – de laisser surgir entre elle et moi, ne serait-ce qu’en imagination, la même distance prophylactique, en vérité, le même océan Atlantique béant et dégagé qui, selon son dessein et sa convenance, devait la séparer de sa mère à elle – si anxieuse, et pour tout dire, si péniblement barbante : ce personnage qui ne savait plus départager son amour du tourment de son inquiétude, et qui, comme un châle funèbre sur ses frêles épaules, portait toujours son accablement… océan qui devait l’éloigner aussi de cet oncle débonnaire et généreux – mais par ailleurs incurieux de la vie intérieure de sa nièce et souvent captif à la fois de la folie secrète de son épouse et de son propre conformisme rétrograde… Cet abyme, il me semble, avait aussi pour vocation de la préserver de l’assemblée taciturne et si nombreuse de ces morts plus ou moins anonymes – de cette foule curieusement en suspens où elle croyait parfois discerner la figure soucieuse de son père – dont le silence interdit ne modérait pas les attentes : fantômes métaphoriques, ombres sans profondeur ni consistance pour elle, mais qui ne lui semblaient pas moins, avec une exaspérante et péremptoire insistance, exiger d’elle que, pour que ne s’éteigne pas pour jamais leur espoir, elle consente l’exorbitant sacrifice de vivre à leur place et de racheter ainsi leur infélicité. Dans ces conditions, mieux valait, en effet, tâcher parfois de prendre le large – de maintenir ses distances… La famille est une richesse incomparable, sans conteste – mais ses prétentions s’avèrent aussi parfois insupportablement dévorantes : et je conçois bien que l’exigeante présence d’un bébé, et même de celle du charmant petit garçon que j’étais, pouvait par moments – de surcroit à la folle mission rédemptrice de l’espérance des cendres : cette étrange vocation qu’avec si peu de ménagements et sans lui demander son avis, on lui avait imposée – représenter une astreinte trop intense, trop incommode, trop étouffante et trop pleine de contrariété… C’est pourquoi je crois qu’à tout moment, il lui fallait sentir qu’elle pouvait, entre elle et moi, tout comme entre elle et l’innombrable multitude de ses semblables, déclencher au besoin cette soudaine et nécessaire césure – cette désolidarisation, cette coupure abrupte qui, comme un fusible, saurait la préserver – et parviendrait peut-être, en interrompant le flux alarmant d’émotions trop accaparantes, à maintenir l’équilibre dans un système menacé, peut-être, à l’occasion – du moins je le soupçonne – d’une dangereuse surcharge.

Ainsi, de retrouver le commencement, le point de départ, la mythique provenance… de découvrir, à l’aube de ma vie, cet « ombilic des limbes » – pour emprunter son évocatrice formule à Antonin Artaud – au sein duquel mon rapport au monde a pu prendre sa première consistance… ou mieux, avec une fantaisie un peu narquoise, en détournant les moyens de l’algèbre linéaire pour faire de la poésie : de situer sur le vaste plan de tous les possibles à la fois mon origine et, de mon existence, le droit et jaillissant vecteur… mais en identifiant aussi ces modifications inopinées, ces péripéties adventices qui hélas, par ailleurs, n’ont pas manqué de gauchir ce bel élan… et ont de la sorte entrainé, je le crains, de préjudiciables infléchissements : des erreurs, des malfaçons, des égarements qui insensiblement ont embarrassé mon âme et miné ma confiance… qui, pour filer jusqu’au bout ma métaphore mathématique, ont si regrettablement détourné ma direction, embrouillé mon sens, et nimbé ma norme de flou et d’incertitude… Oui, de situer ma progression – d’en retrouver les coordonnées : le centre et la périphérie… le haut et le bas… le plein et le vide… l’orient et le ponant… afin ensuite de retracer le chemin sinueux que dans ce déroutant paysage, avec mes moyens souvent adéquats mais aussi à l’occasion terriblement déficients, j’ai su parcourir. C’est donc à cet ouvrage que je m’attelle ici... Effort qui me paraît nécessaire – mais qui, peut-être, ne s’avérera en définitive que creux et superflu… Car je me demande aussi : à quoi bon ? Dans l’espoir de quelle lumineuse découverte ? De quelle dramatique et émancipatrice révélation ? Tout bonnement qu’il semblerait que, comme pour tout le monde, ma maman, quand graduellement du néant primordial j’ai consenti de m’extraire, n’a pas été pour moi une personne mais bien un univers… dont je n’étais pas distinct… mais qui, dans mon cas, de manière déconcertante, souvent me résistait… obscurément se dérobait… scandale sans nom pour moi, bien sûr, car je n’avais aucun mots à ma disposition pour le désigner… C’est donc de cela qu’il s’agissait ? Tout simplement : qu’elle m’avait semblé alors, à mon grand désespoir, se détourner de moi et, par intermittences, m’avait (un peu…) fait défaut, pour des raisons mystérieuses autant qu’irrecevables pour moi, alors qu’elles étaient impénétrables et secrètes pour ma mère… qu’elle avait oublié, à l’occasion, d’étayer ma présence encore chancelante et mal assurée de sa force et de sa prévenance… Or, malgré cette belle perspicacité introspective – louable et utile (et toute récente…) mienne conquête sur l’embarras, sur la confusion, sur l’inconscience… – je crois néanmoins que ma besogne « généalogique » pourrait s’avérer vaine, en fin de compte, car je réalise que mon histoire, comme toute les histoires particulières, ne débute pas avec une amorce bien définie – une origine, un déclanchement, un incipit : « il était une fois… » – mais plutôt à brule pourpoint… déjà en plein cœur de l’intrigue… ou plus précisément, tandis que s’élaborent des épisodes, des myriades de rebondissements proliférants dont on ne sait jamais immédiatement lesquels feront bel et bien partie de notre récit principal et lesquels se révèleront, de notre point de vue, accessoires… car ils se déploient à des échelles diverses, comme les vertigineux embranchements gigogne d’une fractale… et que notre histoire à nous, celle qui compose tant bien que mal notre « moi biographique », à y bien regarder, n’est jamais qu’une part infime de ce foisonnement – et, par ailleurs, la continuation de celle de quelqu’un d’autre… de sorte que le commencement que nous pouvons choisir pour raconter notre propre fable, comme tous les commencements, n’est le plus souvent que rhétorique ou illusoire :

La terre était informe et vide… Les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme… et le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux…

Car si, en effet, le mythe est bien une sorte d’explication, celle-ci prend avec lui une forme très particulière : plutôt que d’élucider, il tend décidément surtout à recouvrir le réel d’un voile stylisé : d’une surface visible, lisse, explicite… dont la fonction est de faire émerger des formes franches, aisément intelligibles, mais aussi, nécessairement, par ailleurs, captieuses et simplificatrices… afin de faciliter pour chacun de nous l’émergence d’une expérience qui peu paraitre à peu près cohérente : d’extraire celle-ci de l’insondable fouillis des connections, des confondants méandres de ces phénomènes sans nombre que déterminent les lois énigmatiques et inflexibles qui régissent notre monde… Le mythe, tel un drap jeté sur la pagaille entreposée dans un grenier, créé une forme intéressante, qui laisse un peu deviner ce qui l’étaye, mais surtout stimule l’imagination et la curiosité… et nous aide ainsi par son mystère à faire éclore notre sensibilité particulière – à adopter une posture intime qui nous permettra de faire face aux évènements qui surgissent à l’improviste… aux personnes et aux choses… à tout ce qui nous convient ou encore nous empêche – à tout ce qui nous attaque, qui nous enchante, qui nous nourrit… à tout ce qui, sans précaution ni ménagement, ne cesse de nous assaillir : au réel qui, pour nous, obscurément prend forme… qui nous soutient, qui nous bouscule, qui nous propulse, qui nous résiste… Et même si, comme le croyait Kant, cette réalité première devait demeurer à jamais inconcevable tel qu’en elle-même, il s’avère par bonheur que notre esprit parait néanmoins à même la recouvrir d’une utile enveloppe de concepts, de mots, d’images, et surtout de récits… d’un tégument discursif capable d’en rendre à notre usage une infime partie ostensible, intelligible, saisissable... La mémoire, les souvenirs d’enfance, le bricolage de la personnalité – et à plus forte raison le récit autobiographique – tous, il me semble, participent de cette dynamique du mythe qui, d’un même mouvement révèle et occulte : mouvement qui dégage des perspectives et fait bien la lumière, mais seulement à condition de créer par la même occasion d’impénétrables zones d’ombre, d’abandon, de forclusion, de non-sens, d’incohérence, où l’aveugle et insensible tohu-bohu « nouménal » qui sous-tend le monde demeure, de toute saisie par les admirables mais aussi, en définitive, les indigentes entreprises de l’esprit humain, parfaitement libre et étranger. Or, pour revenir à mes moutons : si je raconte ici l’histoire de ma mère ; et si j’interroge les récits décousus, souvent de seconde main, qui me viennent de ma famille ; et si je m’efforce de faire, par ce que j’envisage comme un ironique mais aussi un affectueux et indulgent hommage, le portrait de mes proches, ces singuliers personnages – c’est que je cherche bien sûr aussi à me situer moi-même, tant bien que mal, dans cette pagaille métaphysique des apparences… Car enfin : quel rôle dois-je incarner ? Et dans quelle fable ? Me sera-t-il un jour possible de m’émanciper des ensorcelantes rengaines de ma propre légende ? Et dans quelle mesure suis-je capable de m’expliquer à moi-même ? Il semblerait que je ne puisse pas m’empêcher – compulsion périlleuse – de vouloir à tout prix regarder sous le voile de mes mythologie intimes… tout en sachant bien, au fond, que si d’aventure j’y parvenais, je n’y trouverais sans doute qu’un abîme.

 

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Quelque part, sur une étagère dans la maison où j’ai grandi, il existe un empilement de photos : certaines sont datées et arrangées avec soin dans des albums – tandis que d’autres sont entassées en vrac, négligemment, dans des boites ou dans de grandes sacoches en cuir… Précieuse source historique pour moi, dont les éléments étaient destinés par mes parents à attester de leur bonheur… à en fournir, pour leurs propres parents, qui étaient loin, les preuves en bonne et due forme… mais pour eux-mêmes aussi, ces clichés devaient servir à préserver une trace, pour les temps futurs, de cette joie, de cet orgueil que naturellement ils ressentaient… car il est souvent plaisant de se voir en image : de constater la fière allure qu’à un moment donné nous présentions au monde… et de jouir de cette consolation qui vient de la sauvegarde de ne serait-ce qu’une minuscule fraction de notre vie qui, par l’entremise de ces ingénues et spontanées scènes de genre, échapperait au naufrage de la mort et de l’oubli… ces moments suspendus, ces artificiels échantillons du réel qui sauraient témoigner sinon dans les siècles des siècles, du moins encore un certain temps, de ce qu’était ma famille : tirés avec beaucoup d’enthousiasme initialement – avec une constance resserrée quand il s’agissait de capturer l’intense déboulement des évènements marquants de la petite enfance – mais se relâchant ensuite, tandis que les enfants insensiblement grandissaient et se transformaient en adolescents puis en jeunes hommes… J’ouvre une boite, au hasard : des bébés aux traits familiers qui dorment, qui mangent, qui sourient, qui pleurent, qui crapahutent, qui saisissent, qui mâchouillent, qui poussent, qui tirent, qui découvrent le monde… mon petit frère en couches qui se hisse à un fauteuil… moi, dans mon bain, couvert de bulles… et mes parents jeunes… qui veillent sur nous gentiment… qui lisent des livres à la plage… qui ramassent des feuilles d’automne… qui font « coucou » au volant de la voiture… qui tondent le gazon… qui font la cuisine… qui discutent avec des amis… des moments singuliers, distincts, mais liés de proche en proche, comme les rebonds d’une pierre plate qu’on aurait habilement lancée afin que, sur la surface paisible et sombre d’un étang, elle puisse faire des ricochets : des costumes d’une autre époque, des meubles depuis longtemps remplacés, des premiers pas, des gros dodos, des chapeaux mous, des biberons, de la purée de carottes éclaboussée tout partout… et puis les grands-parents : heureux, mais aussi un peu en retrait… dont la vieillesse même, avec ses rides, ses affaissements et ses langueurs, rend sensible la qualité de l’écoulement des choses et des personnes plutôt que de celui du temps – quant à lui décidément trop abstrait et métaphorique… et ravive sporadiquement cette étrange impression que chaque génération successive ne se contente peut-être, à peu de choses prêt, que de jouer les mêmes rôles avec les mêmes répliques, avant d’abandonner un peu à contrecœur la scène aux suppléants qui attendent avec impatience leur tour dans les coulisses… Or, si le théâtre ou le cinéma se déroulent au présent – le public étant le témoin d’une action immédiate, le plus souvent continue, linéaire, malgré les ellipses qui servent à condenser, à intensifier l’action ; et si, de surcroit, ces formes expressives usent d’agencements qui cherchent en premier lieu à reproduire l’expérience de la vie, son cours régulier, son déploiement ordinaire, familier, sempiternel, ininterrompu – la photographie, en revanche, relève toujours du passé et de la discontinuité : car chaque image est un fragment isolé d’un monde désormais inatteignable – que l’on sait désagrégé et déjà maintes fois recomposé en autre chose ; elles sont des scories d’un temps révolu dont nous pouvons encore bel et bien prendre connaissance, mais dont nous sommes maintenant rigoureusement exclus – même si d’aventure c’eut été nous-mêmes qui jadis avions vécu les scènes qu’elles figurent... car nous ne sommes bien sûr plus cette personne qui existait alors – fraction locale d’une configuration du monde ayant à jamais disparu… et les êtres familiers que nous reconnaissons en regardant ces images – qui allument encore en nous de chaleureux sentiments, ou des mauvais souvenirs, ou la mélancholie du temps perdu – demeurent pour nous, en fin de compte, des étrangers… toujours à distance… n’existant désormais, dans le présent, que par le vague sentiment qu’ils suscitent en nous d’un manque, d’un défaut intangible et insurmontable, d’une absence, d’un éloignement.

Spinoza – encore lui – avait l’idée que toute chose et toute personne possédait une tendance innée à « persévérer dans son être » : à continuer, dans la mesure du possible, contre vents et marées, d’exister – à se maintenir par un effort actif, par un combat, par un ahan, par une prouesse de tous les instants à préserver sa structure particulière, à résister à la destruction… et que tout le barda qui remplit l’univers serait la manifestation de ce principe d’auto-préservation ne résultant d’aucune volonté consciente – mais plutôt d’une opiniâtre ténacité purement et simplement immanente à la nature… tendance qu’en nous-même nous ressentirions par le désir sain de renforcer toujours notre vraie puissance… d’intensifier notre capacité d’exister le plus pleinement possible dans la joie… la tristesse n’étant pas autre chose que la conséquence, en nous, de la diminution de cette force – tandis qu’au contraire, sa croissance, immanquablement, au fond de nous-même, se traduirait en jubilation… et que la vertu ou la raison ou la sagesse, comme on voudra, ne se résumerait qu’en ceci : d’éviter de nous fourvoyer dans les périlleux et confus méandres des passions – qui en induisant l’erreur et en encourageant les illusions, loin d’attiser la vie, funestement l’étiolent et la dessèchent… et de nous efforcer, en connaissance de cause, d’agir toujours en accord avec notre vraie constitution... qui est de se savoir une parcelle, un « mode fini » de celle, incommensurable, de ce Dieu impersonnel qui serait, selon cette aimable et profonde tête si pleine de curieuses rêveries spéculatives, la source infinie de la force universelle qui porte l’existence – de cette fermeté, de cette insolente robustesse qui, le temps d’un clin d’œil ou d’une saison, nous anime… Avant de nous quitter pour de bon… comme mon père, qui bien à regret mais avec un courage exemplaire, est mort l’année dernière d’une maladie terrible et ordinaire… comme Bosia, qui, quelques années avant lui, s’était éteinte presque centenaire – mais cet ultime dissolution ne faisait que parachever une sortie résolue depuis longtemps déjà, quand elle avait pris la décision de se retrancher totalement en elle-même, et de laisser le monde s’agiter sans elle… comme, un peu auparavant encore, Joseph – qui avec tant de vaillance et de joie avait affronté les aléas de la vie – mais avait dû néanmoins s’en départir malgré lui, seul dans un lit d’hôpital – assailli, hélas, d’angoisse et de détresse – car il aurait voulu rester encore… même si Wanda, sa fidèle compagne, l’avait précédé dans ce néant que ni l’un ni l’autre ne prenaient pour un « au-delà » et dont l’assurance mystique qu’il leur appartiendrait désormais de se dissoudre dans la présence muette et sans subjectivité du Dieu-nature n’aurait, je n’en doute pas, consolé en aucun cas... Ainsi, de ces êtres chéris, si importants pour moi – principaux personnages de ce que j’ai choisi de nommer mes « mythologies » – il ne me reste plus que quelques pauvres images pour étayer le souvenir… des indices qui désignent des personnes, des expressions, des voix, des sensations, des moments, des objets absents – sauf dans ma mémoire ou dans celle de ma mère ou, à n’en pas douter, dans celle quelques autres encore… survie fantomatique qui n’est pas rien, mais dont le souffle est exclu… mes aïeux disparus sont désormais insensibles et n’agissent encore que comme d’énigmatiques champs de force dans l’esprit des vivants et comme des espaces négatifs dans un monde qui lui, indifférent, perdure en leur absence. De sorte que, il semblerait qu’il me faudra bien me résigner à ce regrettable revers que, une à une, les îles de mon archipel de la vie, avec leur belles plages, leur accueillantes anses, soient appelées à sombrer, selon leur échéance – à être engouffrées par les flots – comme toutes les créatures bien sûr, avec leurs rêves, et leurs habitudes, et leurs idées, et leurs aspirations, et leurs sentiments… dont il ne restera jamais que quelques traces équivoques et éphémères… appelées elle-même, avant longtemps, à s’estomper, pour ensuite, à terme, complètement disparaitre… quand le soleil aura épuisé son carburant et qu’il avalera la terre… quand tous les soleils se seront éteints et qu’un univers inconcevablement vaste et vide perdurera dans le froid et l’obscurité… quand même, après des éternités, les étranges et mystérieux « trous noirs », qui, parait-il, parsèment l’espace immense, se seront tous évaporés… que restera-il de notre passage ? Rien, sauf cette futile assurance d’avoir un jour été...

Une fois, pendant la journée, après avoir sonné à la porte, un cambrioleur s’était brutalement introduit dans l’appartement de Joseph... Le bandit fit voler la porte entre-ouverte par la bonne ; il renversa celle-ci, poussa à terre la glapissante maîtresse de maison qui était accourue derrière, et enfin – dès que le bon docteur pointa le nez hors de son cabinet pour s’enquérir de ce qui pouvait bien causer tout cet effrayant tintamarre – lui asséna un formidable horion en plein sur le citron… Détail intéressant : resté couché sur le divan, le malade dont la consultation avait été de la sorte si grossièrement interrompue, comme il lui arrivait à l’occasion dans ses moments de désarroi, s’était mis à japper comme un chien : ouaf ! ouaf ! S’ensuivit une scène de bousculade d’une certaine confusion, au terme de laquelle l’impétueux mais plutôt inefficace et pitoyable truand était reparti précipitamment avec quelques breloques et un peu d’argent. Et c’est sanguinolant mais n’abandonnant pas son patient jappeur, qu’il tenait fermement par le poignet, que Joseph se mit dare-dare à la recherche d’un agent de police… Il n’avait pas paniqué – n’avait pas même été perturbé outre mesure – puisque pour lui l’irruption du chaos, de la violence, de la bêtise maligne, si elle était consternante, n’était cependant jamais complètement inattendue… Son instinct et l’expérience d’une vie à l’occasion fort mouvementée lui avaient appris que ce qui importait, confronté à de telles circonstances, c’était, dans le moment, de savoir vaillamment y faire face, sans trop se poser de questions… De savoir répondre « présent » avec courage, avec obstination, sans se laisser abattre… spontanément d’obéir – ou plutôt de s’abandonner – à cette fameuse force qui nous porte et qui, sans répit, cherche à tenir – à cette puissance qui, en chacun de nous, inlassablement poursuit son effort tant qu’elle le peut… qui se maintient, qui veut, qui s’entête, qui s’efforce, qui insiste jusqu’à la dernière extrémité – qui s’acharne, mes frères et mes sœurs, jusqu’au bout du bout…

 

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                Ces temps-ci, j’appelle souvent ma mère au téléphone… au lever et au coucher… pour tenter d’adoucir un peu la tristesse et la solitude qui pour elle désormais, depuis que mon père n’est plus, entoure le sommeil… Nous nous faisons mutuellement des rapports circonstanciés : le moral, la santé, les corvées… C’est surtout elle qui parle : Voici la liste des tâches qu’il me faut aujourd’hui accomplir… et voici ce qu’en effet je suis parvenue à faire… voici les appels, les rendez-vous, les emplettes dont il faudra encore se charger, à savoir : de faire un tour à l’épicerie « bio » parce qu’il n’y a presque plus de fruits ; et aussi passer chez l’acuponcteur, pour ma jambe, pour mon épaule endolorie, mais peut-être vaudrait-il mieux que j’aille chez l’ostéo ? ; et de payer un acompte au type qui doit réparer le toit (celui-là, il ne faut pas qu’à nouveau je l’oublie…) ; et puis de signer le papier du notaire ; et d’appeler la dame qui va préparer les impôts (mais je ne sais pas si j’ai aujourd’hui le courage de retrouver tous les papiers qu’il lui faut…) ; et d’aller faire mes exercices à la piscine ; et d’envoyer les corrections à l’éditeur du dernier manuscrit de ton père… Parfois aussi, elle m’explique ce que fabrique mon petit frère : qui travaille un peu, qui fait de son mieux – qui, à défaut de savoir lui parler, passe la voir consciencieusement tous les soirs et la balade partout en voiture… Elle me parle de ma belle-sœur, qui est si gentille, mais qui, hélas, sait si peu la consoler… Elle me parle des visites qu’elle reçoit ou qu’elle fait : des amis de passage, des connaissances pleines de sollicitude, des invitations pour le thé… qui ne parviennent qu’un instant à interrompre cet intense chagrin, sur lequel elle demeure recroquevillée… centrée sur elle-même et sur ce sentiment invariable de trouble, de frustration, d’impatience, de détresse déjà ancien – mais qui n’est désormais compensé par aucune joie commensurable ; excédée par cet instinct qui lui répète de manière obsédante que dans ce monde faussé, depuis toujours entaché d’une subtile malfaçon, rien, au fond, pour elle, ne pourra jamais convenir… et dans le brouillard de ce tourment insidieux qui ne semble jamais s’amenuir, souvent elle se perd… condamnée à errer sans boussole dans les splendides et confortables décombres d’une vie qui lui parait avoir perdue sa raison d’être : la belle maison en ville, si pleine d’objets précieux et rares… et la datcha à la campagne, qu’ensemble, pour leur amusement, ils avaient fait construire – parce que sur le tard, de manière plaisante et improbable, à la fin d’une longue carrière, ils s’étaient découverts un peu riches à leur manière… et que lui avait reconnu dans cette fruste et vallonnée région des Appalaches, découverte par hasard un été, quelque chose de son Massif Central natif… et que sans doute il avait voulu de la sorte « rentrer au bercail »… et, comme son père avant lui, bricoler dans son propre atelier… et travailler le bois… et se rendre compte avec plaisir qu’il savait faire, s’il s’y attelait… que lui aussi était, après tout, un homme de la terre… un ingénieux faiseur… qui pouvait habilement non seulement manier les mots, mais aussi se mesurer à la matière… et qu’ensemble dans leur jardin ils sauraient faire pousser la nourriture et les fleurs, qui sont les aliments de l’âme… et qu’ils sauraient aménager des vergers et des chemins charmants dans la forêt et des cabanes petites pour les oiseaux et des grandes pour les amis… et que le ruisseau chanterait pour eux, et que pour eux vrombiraient les colibris…

Je parle mal la langue de ma mère : alors que jadis, elle avait rapidement et avec beaucoup de facilité appris le français, je n’ai jamais que sommairement baragouiné le polonais… C’est elle qui ne voulait pas… Mes parents s’étant constitués en présidium suprême de leur petite maisonnée, ils avaient résolu que chez nous, en famille, on ne parlerait que la langue de Racine – ou plutôt, pour se choisir un totem plus pertinent, celle de Céline ou de Rabelais… enfin, je veux dire : un de ces esprits chez qui le haut et le bas, la distinction et la vulgarité, l’érudition rare et la banalité – et l’humour et le persiflage et l’enchantement… et la noire colère et la poésie de lumière… pouvaient avec aisance et naturel vivre en bonne intelligence… grâce à ce style généreux, sachant de l’expérience humaine dire avec éloquence à la fois l’ordure et le sublime… et à cet ample expression dont la désinvolture dégagée ne risquait jamais d’entamer ni la vigueur ni l’élévation clandestine. Ainsi, si leur oukase un peu arbitraire me munissait d’un excellent et subtil instrument, il m’en coutait pourtant quelque chose... Car pour ma mère, tout de même, il ne s’agissait là que d’une langue étrangère… sans contredit (presque) parfaitement maitrisée… mais, de son centre vivant, des tréfonds les plus précoces de sa mémoire, à distance néanmoins – éloignée de ce foyer, de ce noyau, de ce siège primordial ne serait-ce que du plus ténu intervalle… qui s’est pourtant avéré, je crois, d’une certaine façon, infranchissable. Et je ne peux m’empêcher de songer que ma relative incompétence linguistique devrait peut-être s’entendre comme un symptôme révélateur, témoignant malgré nous de la qualité particulière des relations que nous entretenons, ma mère et moi : si aimantes et empreintes de respect… mais par ailleurs si chargées de malentendus et de méconnaissance… de part et d’autre, si difficiles et passionnelles… si contrariées depuis leur prémices par des détours… par de subtiles et blessantes défaillances… altérées par une mutuelle incompréhension – occasionnée non par les mots et leurs glissantes impostures… mais, plus profondément, par une énigmatique césure… par une étrange discordance qui, à tout moment, risque depuis toujours entre nous de surgir… avant de disparaitre à nouveau… de s’évanouir comme un ciel gris laissant, après l’orage, percer une éclaircie… mais seulement pour bientôt s’imposer derechef… et couvrir de son ombre navrante notre insatisfaction, notre lassitude, notre frustration, et notre détresse désarmée… Mais quel est donc cet instrument dont les cordes, pourtant tendues avec soin, ne savent jamais longtemps garder leur accord ? Quelle est cette mystérieuse dance qui ne cesse d’ajuster notre éloignement ? Fréquemment, j’ai l’impression que nous gesticulons avec véhémence de part et d’autre d’un large cours d’eau… chacun sur sa rive, cherchant impétueusement à nous faire entendre… mais avec des moyens trop grossiers et rudimentaires : de grands mouvements… et beaucoup d’énergie… et la meilleure volonté du monde… et ce désir profond et sincère d’assurer entre nous la concorde… et, avec tact, avec douceur, d’affirmer notre intense amour filial… et de signaler combien ardemment l’un pour l’autre nous désirons contribuer à faire advenir, dans la mesure du possible, les conditions du bonheur… même si, malgré notre vivacité – malgré notre bel entrain et notre pétulance accoutumée – il semblerait que nos pauvres paroles doivent pourtant demeurer fréquemment inintelligibles… engourdies et inopérantes… et, en définitive, condamnées à s’évanouir – mangées par le vent dans l’impraticable distance…

Émile Benveniste, dans un de ses fameux « problèmes de linguistique générale » explique pourquoi en français il existe deux temps qui expriment un rapport au passé équivalent : le passé simple et le passé composé – qui tous deux dénotent une action située dans le passé, qui en outre est accomplie ponctuellement, sans se répéter. Mais alors, pourquoi donc ces deux formes, là où une seule suffirait ? La réponse n’est pas qu’il y aurait d’une part un temps plus « chic », plus soutenu, plus « écrit », plus « littéraire », plus vieux-jeu ou aristocratique – et de l’autre, un temps relâché et informel, prosaïque, moderne, plébéien, canaille, venant spontanément à la bouche de tout un chacun... Cela n’est pas faux, mais il s’agit là de qualités secondaires ; la vraie raison s’avère plus profonde et plus intéressante : en effet, il s’agit de situer la personne qui s’exprime par rapport à ses paroles. Selon la conception de cet illustre linguiste, le passé simple (ou « l’aoriste ») appartiendrait au récit historique : il servirait à marquer des faits objectifs : des actions, des états, des péripéties établis dans un passé coupé du présent – dans un temps abstrait et détaché de manière étanche de la situation de l’énonciation ; un temps qui utilise volontiers, par défaut, la troisième personne – et décrit de la sorte ce qu’« il » ou « elle » fabriquait jadis – cette figure fondamentalement étrangère à laquelle on veut se référer mais, pour ainsi dire, sans se compromettre : dont on peut, par cette astuce grammaticale, évoquer l’existence sans pour autant, au moment de la peindre en paroles, laisser transparaître qu’on entretiendrait avec elle aucun lien. En revanche le passé composé, quant à lui, relèverait plutôt du discours : il marquerait que ce qui est énoncé s’insère immédiatement dans une situation d’échange, d’accointance, de communication ; il désigne un passé lié au présent par des conséquences dont on veut rendre compte : un temps de la vie en cours qui raccorde le locuteur avec ses préalables agissements – mais qui marque aussi, par ailleurs, que « je » et « tu » restent contact dans ce moment présent d’où surgit la parole… Pour le dire autrement, il s’agit d’un temps qui implique un lien réciproque d’actualité – engageant de manière instantanée dans un commun rapport à la fois le sujet qui s’exprime et le destinataire de ses mots. Mais bien sûr, pour nous, au moment d’en formuler notre appréciation, les choses sont rarement si clairement départagées… Et si l’on peut reconnaitre l’utilité euristique de catégories simples et franches (telle l’histoire, tel le discours…), je crois qu’il faut pourtant se méfier des rêves en vérité un peu naïfs qui voudraient qu’à tout prix, pour toute chose, il existe une boite qui puisse parfaitement la contenir : une place idoine et connaissable dans un monde ordonné et, par bonheur – ou plutôt, par la détermination d’on ne sait quelle mystérieuse et bénévole providence – parfaitement intelligible…

En l’occurrence, pour moi-même, je ne sais pas s’il vaut mieux désormais reléguer l’histoire de ma famille à un passé intangible, dont je pourrais certes discourir avec intérêt, avec mélancolie, avec tendresse – mais en affectant toujours aussi de m’en détacher au moyen de cette objectivité un peu factice, de cette élégante ironie qui spontanément me vient… pour tenir l’effrayant remue-ménage de la vie à distance… pour faire semblant, peut-être, que toute ces choses que je raconte, au fond, seraient pour moi sans conséquences ou ne me concerneraient qu’incidemment… et que l’individu que je suis devenu n’aurait qu’accessoirement été déterminé par ces évènements anciens… ni fixé par l’influence bonne ou mauvaise des curieux personnages qu’il me plait de décrire… en alternant, à ma manière, cette facétie parfois un peu trop acerbe et moqueuse qui m’est constitutive, et la vibrante sentimentalité – émue, grave, par moments presque larmoyante – qui semble l’être tout autant… pour prétendre qu’au au fond, ni cette « généalogie », ni les expériences singulières que j’évoque, ne pourraient jamais rendre compte de cette qualité ineffable… en quoi consiste mon souffle vivant… ni témoigner des replis secrets d’une âme incertaine… ou des gradations de cette harmonie improvisée et hélas souvent si bâclée de dissonances qui donnent mystérieusement naissance au sentiment que j’ai d’être moi-même… plutôt qu’un autre parmi la foule sans nombre et sans relief des inconnus qu’à défaut de compassion sincère… je ne sais le plus souvent contempler qu’avec ce malencontreux amalgame de crainte et d’indifférence et d’espoir qui me tient lieu de sagesse… car je voudrais me sentir libre de les célébrer, les miens, ceux que j’aime… mais sans me compromettre… et que mon évocation ne paraisse rien d’autre qu’un chaleureux hommage, qui dignement ferait honneur à leur présence ou à leur souvenir… mais en me dissimulant à moi-même, peut-être, aussi bien qu’à mon lecteur – pourtant si attentif et sensible !... que mon discours consiste surtout en une évocation magique, impérieuse et solennelle, et que je la profère en guise d’exorcisme… pour m’extraire du muet et parfois insidieux sortilège des ombres… pour n’en être plus autant possédé… pour que l’histoire des autres ne puisse continuer de vivre en moi… que dans la mesure où elle laissera suffisamment désormais de place à la mienne. De sorte que, pour mon récit, je n’ai pas su choisir entre le passé simple et le passé composé – parce que, depuis le début, j’hésite, je tâtonne… Un peu égaré, je flotte, comme toujours et, d’ailleurs, comme tout le monde, je ne sais départager l’actuel du suranné : mal assuré de ma place dans le vaste tableau de l’existence… dans la vertigineuse chaine des causes et des effets… dans les déconcertants labyrinthes du temps perdu… mais aussi, parfois, enchanté de me découvrir à l’improviste sur ce large boulevard du temps retrouvé : jusqu’à l’horizon – simple, droit, splendide… bordé d’arbres vénérables aux feuilles bruissantes et argentées… parmi les autres promeneurs tranquilles qui prennent le frais sans se presser… De toute façon, il s’agit là d’un faux problème : car on ne choisit jamais, il me semble, que de manière illusoire entre un passé révolu, irrémédiablement découplé de notre vivant effort, et ce présent haletant – ce « piquet du moment » dont parle Nietzsche, auquel, comme les bêtes, nous serions attachés si l’expérience de la durée, de la mémoire, de la subjectivité ne consentait pour nous à un peu l’élargir – grâce à cette marge imaginaire et réflexive de récente antériorité où, tant bien que mal, notre personnage doit vivre… En vérité, nous alternons sans cesse entre des nuances d’une présence au monde composée, plurielle, ambivalente où, dans un même mouvement, l’un et l’autre rapport au passé se manifestent et s’enchevêtrent… Or, tout cela étant entendu, je voudrais tout de même connaître le terminus, la chute de mon histoire, l’aboutissement de mon récit. Où donc vivons-nous désormais, ma mère et moi ? Dans quel moment ? Dans quelle réalité ? Dans quel rêve ? Et puis tous les autres… Ceux qui, comme nous, obstinément perdurent : qui, pour l’instant, s’élèvent encore au-dessus des vagues et du froid ressac de marées ténébreuses… de ces abîmes où ne manqueront pas, à terme, de se perdre tous les fantômes du passé – avec leurs joies, et leurs tristesse, et leurs mystères, et leur exigences, et leurs extravagantes chimères… Où est-elle cette jeune femme si vaillante et audacieuse qui naguère trainait sa lourde valise et faisait résonner son pas énergique sur les pavés gris et luisants de Paris ? Et qu’en est-il de son amusant jeune homme, si doux et sage et cultivé ? Où donc est passé ma grand-mère si aimante et angoissée ? Et mon grand-oncle, ce héros de la vitalité ? Et que dire de cette vaste assemblée des absents invisibles qui toujours insistait de nous accompagner ? Dans quel Hadès irai-je les rejoindre ? Dans quel Valhalla ? Ou plutôt, Seigneur, pour plus d’aisance – je t’en prie – dans quel moelleux et béatifique salon bourgeois ? Poser la question de la sorte, c’est déjà un peu y répondre… Mais il ne faut pas trop mépriser les rêveries, les illusions dérisoires, les fantasmagoriques lubies…

Et le soir vient et les lys meurent

Regarde ma douleur beau ciel qui me l’envoies

…car, à défaut d’être vraies, elles peuvent – n’est-ce pas mon âme ? n’est-ce pas gentil lecteur ? – oui, oui, tout de même, être fort belles.

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