Saturday, January 27, 2024

Le Tour de garde

L’autre jour, sans trop savoir pourquoi, je me suis senti attiré par une touche cramoisie dans un des empilements un peu anarchiques de ma bibliothèque. Mon père m’avait prêté un petit bouquin, il y a de ça plusieurs années déjà, qui trainait là depuis, perché à une étagère, en attendant sagement son tour. La philosophie, c’est chouette, mais c’est souvent barbant aussi... Comme « jeu de langage », ça me branche que par intermittences. Je suis peu ergoteur ; je n’ai pas une confiance débordante dans le raisonnement formel, dans l’élucidation systématique, dans l’étanchéité argumentative… Mais ce livre-là, je me souvenais qu’il était écrit dans un beau style classique et je me suis dit que ça pouvait me faire du bien. Plus que la poésie ou l’intrigue romanesque, je trouve que l’essai, c’est ce que le français — ma « langue paternelle » — fait de mieux : l’exposition soutenue, limpide, pleine d’élévation, mais aussi de bonhomie, d’humour, d’urbanité… L’esprit souffle où il veut, mais il y a quand même des parages où c’est plus commode de prendre le vent et de faire décoller les cerfs-volants.

Mon père est bien loin ces temps-ci : il est parti en pèlerinage, pour essayer, à prix d’or, de rogner encore quelques mois, peut-être, avec un peu de chance, quelques années… En tout cas, pour se sentir vivre encore ; pour espérer, pour persévérer... En lisant mon petit album rouge, je fais un peu de la magie, comme d’habitude ; je me rapproche de lui comme je peux, en tendant l’oreille aux échos de nos discussions à bâtons rompus rituelles, de notre docte et idiosyncratique séminaire accoutumé. Sur la couverture, il y a un portrait dessiné en vignette : c’est l’auteur, Clément Rosset. Il ressemble vaguement à mon père en jeune homme : la petite barbe bien taillée, la houle tempêtueuse des cheveux sombres, le regard éveillé… Dans le livre, il cherche à démontrer que l’idée de nature est une chimère. Elle ne serait pas un concept, mais plutôt l’expression confuse d’un désir d’apaisement. Loin de consister en une « nature » — de posséder une cohérence secrète que nous serions éventuellement à même de deviner, de mettre à jour, d’élucider au moins en partie — notre monde serait, selon Rosset, un chaos insaisissable où seul règne le pur hasard. Il n’aurait ainsi aucunement vocation à être expliqué : la réalité serait simple, en ce sens qu’elle résisterait à toute réduction, à toute tentative d’interprétation, et, comme toutes les choses vraiment simples, elle se contenterait de s’imposer à nous comme un fait brut, opaque, dénué de sens — une pure immanence, « full of sound and fury, signifying nothing ». Mais ce constat semble psychologiquement peu supportable et l’histoire de la philosophie, sauf exceptions (les Sophistes, Lucrèce, Hobbes, Pascal, Gracian, Nietzsche…), serait en grande partie constituée des divers efforts pour le dénier, d’une façon ou d’une autre, le contourner, le méconnaitre. À l’aide du fantasme d’un « ordre de la nature » sous-jacent, beaucoup n’ont su résister à la tentation de se composer un « double » illusoire mais consolateur pour tenir lieu d’une réalité qui serait autrement trop déroutante, telle qu’en elle-même, trop insaisissable, trop accablante par son arbitraire littéralement insignifiant.

L’insignifiance, apparemment — toujours suivant Rosset, qui a, semble-t-il, beaucoup lu Nietzsche… — on n’y échappe que par la joie « tragique » que procure un assentiment sans réserve à la vie dans toutes ses dimensions ; joie qui se suffit, mais qui peut aussi s’épancher par le style, par la musique… Quand j’avais vingt ans, une fois qu’on trainait ensemble, comme souvent, dans une librairie d’occasion, mon père m’a offert les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. Ça m’avait beaucoup impressionné : ce type génial, complètement imbu de lui-même, passionnément engagé dans ses voyages, dans sa vie sentimentale tumultueuse, dans ses illusions et ses désillusions politiques… Cet énergumène enferré dans ses postures, dans son snobisme et sa fatuité, qui, paradoxalement, grâce à son éloquence, à sa faconde intrépide, parvenait à planer en liberté au-dessus des paysages, des évènements de la grande et de la petite histoire, du foisonnement humain si intéressant qui s’offraient à lui sans pourtant le soulager de sa mélancholie ni apaiser son avidité immodérée de vivre.

La littérature, c’était, pour mon père aussi, ce qui lui avait permis de s’élever. En tout cas, de sortir de son milieu : Saint-Étienne, grise ville ouvrière de province — construite, comme Rome, sur sept collines ; un père artisan un peu parano, qui peinait à « se défendre », malgré son travail acharné et son étonnante inventivité ; une mère douce et un peu effacée, issue de paysans protestants de Haute Loire. L’école républicaine, puis le collège privé des Jésuites : un fils ainé aussi doué, ça mérite des sacrifices… Et puis l’université, où pas mal de monde se pressait à la fin des années ’60. L’heureuse et fortuite rencontre avec ma mère ; la montée à Paris ; des études littéraires : audience avec Roland Barthes, subtilissimus et ingeniosus magister, qui a bien voulu diriger une thèse sur Georges Batailles — sujet dans l’air du temps, choisi, semble-t-il, un peu au hasard… Et puis, après un long voyage et quelques autres péripéties, le voici professeur à son tour : un monsieur distingué — père de famille, bourgeois d’une accueillante métropole lointaine et enneigée.

Une fois, tandis que je traversais un épisode de flottement et de détresse, et que je ne savais plus trop quoi faire de moi-même, on est allé se balader ensemble dans la plaine du Forez. Il faisait beau : sous un ciel bleu très pâle, des perspectives en nuances de vert et de gris, avec des accents couleur paille, se composaient et se décomposaient derrière la vitre de la voiture de location pendant qu’on bavardait. Gentiment, mon père, par chance de passage comme moi dans son pays natal, était venu me repêcher chez sa sœur, ma tante favorite, brillante et malicieuse, chez qui j’avais eu la mauvaise inspiration d’aller intempestivement chercher du réconfort — justement à un moment où elle-même se découvrait à la dérive... Ce jour-là, on a roulé un bon moment ; on est allé au restaurant dans une petite ville ; on a acheté des livres ; on a inspecté une abbaye médiévale, juchée sur un piton rocheux : ruine d’une citadelle naguère inexpugnable — dont je profite pour faire au passage, un peu laborieusement, peut-être, une apte métaphore rétrospective… Dans une ferté faite d’amour, de richesse intérieure, de raffinement, de magnanimité et d’obligeance, mon père a voulu nous mettre, moi et mon frère, à l’abri de la contrariété, de la douleur, du froid, de la mort... Lui, si chaleureux, si amical n’a jamais été pour nous un incitateur à l’aventure téméraire ; il n’a pas su ou n’a pas voulu jouer ce rôle impératif que les anthropologues assignent aux pères, dans la plupart des sociétés — qui sont sensés éloigner avec sévérité les fils du monde trop douillet de la maison, de la mère, des femmes, pour qu’ils partent trouver leur fortune au loin et, s’aguerrissant ainsi, deviennent à leur tour des hommes à part entière. En effet, plutôt que de nous éloigner, il s’est sans relâche efforcé, comme autrefois les bâtisseurs de cette place forte forézienne, d’ériger pour nous un refuge qu’il voulait imprenable.

Sans doute aurait-il fallu que, comme le prince Siddhartha, j’éprouve de mon propre mouvement le besoin d’en sortir ; que, plus tôt, je cherche à m’affranchir de mes illusions, pour entrer courageusement en contact avec la réalité vraie ; que la nécessité de m’émanciper de protections indulgentes, mais aussi involontairement invalidantes, se soit imposée à moi avec plus d’évidence ; que volontiers je consente à cesser de me terrer dans cette enceinte imaginaire pourtant si commode et si invitante… « Helpless, like a rich man’s child », chantait Bob Dylan — et en effet, longtemps, je suis demeuré fragile, immature, peu dégourdi, timoré, fantasque. Mais je n’arrive pas à regretter ma circonspection — ou peut-être plutôt, mon inconsciente obéissance. Comme les princes et les gosses de riches en général, j’ai fini par hériter de la fortune qui m’était destinée. Elle est faite de patience, de bonté, de joie, de courage, d’intelligence, de mansuétude, de curiosité alerte et bienveillante… Un jour hélas, et peut-être bientôt, mon père disparaitra. Ce scandale, cette catastrophe bouleversante n’est mitigée pour moi que par l’idée que, grâce à lui, ces trésors dorénavant m’appartiennent ; que le rempart splendide et dérisoire qu’il a façonné pour tenir en respect les assauts de l’adversité, je le porte maintenant en moi-même. Haut et puissant seigneur, comme papa, robuste sentinelle, mon regard balaye désormais à son tour la vaste, la merveilleuse, l’inquiétante plaine qui cerne le séjour enchanté de ceux que j’aime.

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