Thursday, February 22, 2024

En vain l'ouragan fait rage

La Mémé Bonnet, mon arrière-grand-mère paternelle, vivait avec son fils, Léon, mon grand-oncle, dans un petit appartement lumineux, au troisième étage, avec vue sur les toits et les cordes à linge du voisinage, dans le quartier du Soleil, à Saint-Étienne. Elle s’appelait Emma Riou (« Rivière ») avant son mariage avec Paul Bonnet, maréchal ferrant, qui venait comme elle du Mazet Saint-Voy — un hameau protestant de Haute Loire, où quelques familles de métayers cultivaient comme ils pouvaient les terres pauvres de la montagne. Quand je l’ai connue, c’était déjà une très vieille dame. Elle était gentille, portait toujours un tablier et parlait avec un fort accent occitan : elle roulait ses « r » et utilisait l’imparfait du subjonctif couramment, parce que c’était comme ça dans son « patois ». Elle avait appris le français à l’école : à la fin de sa vie, elle se souvenait encore de la fable de La Fontaine qu’elle avait dû mémoriser pour passer son certificat d’études. (« La raison du plus fort est toujours la meilleure : nous l’allons montrer tout à l’heure… ») Elle aimait raconter qu’en hiver, quand elle était petite, il y avait tellement de neige parfois, qu’elle ne pouvait arriver à l’école que perchée sur les épaules d’un de ses grands frères. C’est pourquoi, pour moi, cette enfance paysanne si lointaine, si étrangère, semble toujours entrevue entre deux bourrasques de blancheur froide, comme avalée par la tempête… Ces grands frères bien aimés aux puissantes épaules, ils sont, comme tant d’autres, « morts pour la France », dès les premiers mois de la Grande Guerre. Son mari aussi est mort encore très jeune, mais de tuberculose ; c’est pourquoi, seule et avec deux enfants à charge — ma grand-mère, qui elle aussi s’appelait Emma, et le petit Léon, qui était né affligé de tuberculose osseuse et qui est resté toute sa vie auprès de sa mère, à cause d’une santé fragile d’abord, puis, par la suite, d’une dépendance devenue mutuelle… — la jeune femme qui deviendrait bien plus tard « la Mémé Bonnet » est descendue en ville pour trouver du travail, et, s’improvisant repasseuse, a remplacé la blancheur éclatante, immaculée, de la neige des cimes par celle des chemises amidonnées.

L’appartement que j’ai connu — celui où, quand ils étaient petits, mon père et ses frères et sœurs se disputaient le privilège de venir en visite, chacun à leur tour, après l’école — n’était que son deuxième logis en ville… Le premier avait été anéanti pendant « Le Bombardement », synecdoque qui était sa manière de désigner la Deuxième Guerre Mondiale par l’évènement central, pour elle, de ce conflit : la destruction accidentelle de son immeuble par les Alliés, qui bombardaient la gare de Châteaucreux d’un peu haut et sans prendre garde au détail, dans le but de gêner l’occupant allemand. Le « nouvel » appartement, celui d’après-guerre, consistait de quatre modestes pièces connectées par un couloir qui servait aussi d’entrée : la cuisine, où on vivait et où la Mémé servait à chaque visite, à mon époque encore, des haricots poêlés au beurre et à la chapelure ; la salle de bain, toute en longueur ; la chambre proprette de Léon, avec son lit étroit et l’armoire vitrée qui contenait ses quelques livres (je me souviens vaguement de romans d’aventures, d’un almanach, d’une collection des prédictions de Nostradamus…) où on pouvait aller jouer à l’occasion, pour se délasser des discussions ennuyeuses des grandes personnes ; et enfin, la chambre de la Mémé, où on n’entrait jamais et où régnait toujours la pénombre.

Une fois, jeune homme, Léon était allé au sanatorium pour prendre l’air. Il en restait quelques photos, avec sa grosse tête ingrate et sympathique sur fond d’alpages, en noir et blanc : il avait l’air tout content. C’était pas « La Montagne magique » là-haut, mais, quand même, il paraît que ça l’avait bien requinqué... Une autre fois, petite nature, mais vaillant — et susceptible de se laisser entrainer, à l’occasion, si on l’y poussait un peu, par l’élan héroïque qui sait dire oui, sans peur et sans regrets, emphatiquement, à l’aventure — il avait pédalé 300 kilomètres, avec des copains, jusqu’au gouffre de Padirac. Il s’en vantait pas, mais quand même, il était fier : la vie, la vigueur, l’exubérance c’était aussi pour lui, malgré son bras tout rachitique qui l’obligeait à serrer la pince à l’envers...

Longtemps, il avait travaillé dans une usine qui fabriquait des boites : toutes sortes de boites… Des boites à chapeau ; des boites à confiserie ; des boites pour transporter des verres en cristal ou des bouteilles… Il avait pas fait d’études, mais c’était un as des boites. Tellement qu’il était devenu contremaître… C’était bien, grand manitou : c’était pas sans avantages — comme de pouvoir sporadiquement s’esbigner, pendant que les autres trimaient, pour aller siffler des petites limonades à la bière au troquet... Et puis, il aimait bien leur montrer aux nouvelles — qu’étaient toujours un peu empotées… C’est comme ci, c’est comme ça : tchik, tchak, tu plies par ci, tu plies par là ; fouilla, c’est pas compliqué ! Il brusquait, il gongonnait, il surplombait ; jupitérien, il marquait la cadence… Alors forcément, la bichette, au début, elle était toute tétanisée… C’est vrai que, comme pédagogie, ça laissait quand même un peu à désirer ! Et lui, il s’énervait, intransigeant, il glapissait : encore une qu’est douée comme une putain pour faire ses Pâques !... Mais, quand même, il était respecté : il savait y faire pour de vrai… Alors, il a pas décoléré quand les patrons ont décidé que pour fabriquer des boites, il faudrait dorénavant avoir un diplôme — une formation spécifique, un CAP, et puis quoi encore ? miladiou, une grande école !… — et qu’intempestivement, ils l’avaient mis, ces guenilles, au rencart.

Il est mort avant sa mère, Léon, mais pas de la tuberculose : c’était parce qu’il fumait comme un pompier… Cancer de l’œsophage : les douleurs atroces, la sueur et les cauchemars dans un lit d’hôpital… Ma tante Agnès l’avait beaucoup veillé, tandis qu’il agonisait, pâmé de morphine ; c’est elle qui m’a raconté comment ça s’est passé, à la fin ; et aussi comment, après son décès, elle avait accompagné la Mémé pour se recueillir sur la tombe de son fils : il paraît qu’elle est devenue complètement furibonde, la Mémé, d’y trouver un bouquet de fleur, hommage touchant d’une secrète amitié de cœur, mais qui portait ombrage à son amour de mère, exclusif et tyrannique.

Je me rends compte que moi, je ne les ai jamais bien connus : ni lui, ni la Mémé… Quand j’étais petit, je les aimais bien tous les deux, tout en sentant que je ne faisais pas partie de leur monde. Leur existence se réduisait pour moi, déjà à l’époque, il me semble, à une succession d’images figées : une mise en scène rituelle, toujours recommencée, un montage canonique… La Mémé qui cuisine, ou qui me demande si je ne veux pas « mieux de purée ». Léon, assis à table, qui fume sa clope en marcel et fait disparaitre ses mégots dans le cendrier à trappe avec lequel j’aimais bien jouer. Je le revois avec ses cheveux noirs gominés, sa petite chainette au cou, son gros nez busqué, ponctué tout au bout d’un énorme grain de beauté — comme un point d’exclamation attirant l’attention avec une emphase un peu méchante sur ce corps viril, mais aussi fragile et contrefait, dont il avait dû tant souffrir. Je soupçonne que les souvenirs d’enfance, ce sont toujours un peu des fabrications composites, faites de bric et de broc : des images authentiques, rescapées du néant, mais aussi, surtout peut-être, des inventions plus tardives, des amalgames, des adaptations… Mais, ces scènes de genre en carton, avec Léon et la Mémé dans un clair halo de lumière blanche — vestiges dégradés d’une vie vraiment vivante — j’y tiens beaucoup pourtant, puisqu’ils sont tout ce qui me reste de ce passé intime ; parmi des myriades d’autres agencements internes, c’est l’enchevêtrement de telles variations sur un thème (ici, l’accueil chaleureux des miens…), qui, en faisant ressurgir de façon poignante un monde familier que je sais désormais à jamais aboli, contribuent à installer en moi le sentiment somme toute plutôt rassurant que je viens de quelque part et, partant, que je suis bien moi-même.

Léon avait une grande sœur, et la Mémé une fille ainée : Emma, ma grand-mère. Pourtant, pour moi, celle-ci ne faisait pas du tout partie du même tableau : en visite dans la famille, je ne les voyais pas souvent réunis — et, si j’ai bonne mémoire, jamais seuls ensemble. Si la mère et la fille se croisaient en ma présence, c’était toujours dans de grandes réceptions familiales, où il y avait beaucoup de monde. Dans mon esprit, « grand-mère Emma » n’était qu’incidemment ou conjoncturellement reliée à la Mémé, parce que ce qui la définissait, c’était qu’elle était une des composantes du diptyque irréductible qu’elle formait avec « grand-père Robert ». Or, une des grandes avanies plombant l’existence de la Mémé avait été que sa fille ait décidé de se convertir au catholicisme pour pouvoir faire sa vie avec ce personnage si fâcheux, si contrariant... Caprice explicable, peut-être, mais sans doute pas tout à fait pardonnable. Je ne percevais pas cet embarras à l’époque, et c’est seulement maintenant que je me rends compte à quel point mon grand-père et sa belle-mère devaient se détester — avec la cordialité précaire qu’une accointance malvenue et pourtant appelée à durer force tant bien que mal à cultiver. Ma grand-mère avait dû beaucoup pâtir de cette sourde et persistante animosité : une paix armée, qui tenait parce que, de part et d’autre, on savait d’expérience combien la vie pouvait être dure, et qu’il était sage, malgré les déconvenues, de ne pas trop chipoter…

Emma était douce et chaleureuse. Elle n’était, en revanche, pas très jolie : marquée par un accident précoce — et jamais réparé, faute de moyens — elle avait le nez plat d’un boxeur… C’est pourquoi, longtemps, elle avait été très fière et satisfaite d’avoir, en dépit de son stigmate, réussi à harponner ce Robert Bleton un peu sauvage, qui, malgré son humeur orageuse, en plus d’être un artisan habile, ingénieux et travaillant, était aussi un bel homme. Si, à la fin de leur vie, ils ne s’entendaient plus — Robert étant tout de même parvenu, sur le tard, à épuiser les réserves pourtant si abondantes de patience et de bienveillance d’Emma — ils ont longtemps formé, malgré les tempêtes, un couple uni et bien assorti. Je ne me souviens plus de qui m’avait raconté l’histoire de leur première accointance : c’était peut-être elle-même… Comment Robert, qui avait été berger, avait mené Emma en promenade dans la montagne — sans doute pour partager avec elle ce qu’il aimait le plus ; ce qu’il connaissait de plus beau, de meilleur… — sans se rendre compte combien la jeune femme, qui n’était pas habituée à des randonnées aussi toniques, peinait à le suivre ; comment, pour l’amour de lui, elle était néanmoins parvenue à venir à bout de l’épreuve ; comment ils avaient par la suite convolé en de justes noces et eu cinq enfants (dont leur ainé, Paul, mon père…), et, avec les moyens du bord, s’étaient ensemble vaillamment défendus contre les bourrades de l’adversité — pas plus mal, somme toute, que bien d’autres ménages... C’était pour faire un bel effet de style, et non pour énoncer une vérité profonde, que le comte Tolstoï a naguère si péremptoirement affirmé que toutes les familles heureuses se ressemblent, mais que chaque famille malheureuse l’est à sa façon — car le bonheur et le malheur ne sont le plus souvent pas sans mélange, et qu’en vérité toutes les familles s’efforcent toujours, autant que faire se peut, de s’accommoder du panachage de douceur et d’amertume que leur réserve le destin. Ainsi ont vécu mes grands-parents et Léon et la Mémé : du mieux qu’ils ont pu.

Emma, comme son frère, a disparu avant sa mère. Lassitude, défaillance… C’est une crise cardiaque qui, à l’improviste, l’a emportée de bonne heure. La Mémé, elle trouvait ça contre nature… Robert, lui, a persévéré encore quelques années, sans conviction, et puis est allé rejoindre sa moitié dans cet au-delà auquel ni l’un ni l’autre ne croyait plus trop. Seule désormais, la Mémé a encore longtemps vécu. À la toute fin, la famille a dû se résigner à la placer dans une maison pour vieux… Ce mouroir déprimant, cet entrepôt de solitudes qui, malgré les efforts méritoires du personnel, puait la pisse et le désespoir — je l’ai visité une fois… Elle aimait pas sa camarade de chambre, qu’était une geignarde… Les gens savent pas se tenir ! Être un peu dignes !... La Mémé avait pris soin de faire placer, bien en évidence, sur le mur au-dessus de son lit, sa croix huguenote, pour marquer son territoire. À mon père, qui, à une autre occasion, était venu lui tenir compagnie, elle avait demandé timidement — à lui, un catholique ! — de lui lire des hymnes. Et ce mécréant, qui n’aurait de toute façon rien pu refuser à cette grand-mère favorite qu’il voulait réconforter, de s’exécuter :

À mes pieds l'océan gronde ;
Le vent siffle autour de moi :
Sur Christ, mon rocher, se fonde
Mon espérance et ma foi…

En fait, j’ignore la pieuse lecture qu’il a choisie. Mais peu importent les détails incidents. Comme je crois l’avoir établi précédemment : la mémoire est une sorte roman, et je veux le mien habile et émouvant, alors je choisis en conséquence…

Au milieu de la tourmente,

Cet abri, l'as-tu trouvé?
Ah ! saisis la main puissante
De Jésus qui m'a sauvé !

C’est beau l’espoir, mais son envers est la peur… La Mémé, qui savait hélas la fragilité des abris et les limites de la bienveillance d’autrui, avait avoué à mon père qu’elle craignait beaucoup l’enfer : on sait jamais si par hasard, par superbe, ou par avidité, ou tout simplement, en fuyant la solitude — en profitant à l’occasion des menus plaisirs que pouvait offrir l’existence, on aurait pas trop péché… Si le Seigneur, dans sa miséricorde, voudrait bien de nous quand même… Si, depuis toujours, Il nous avait élu pour la vie éternelle, ou consigné aux flammes…

Pour changer un peu de sujet, mon père lui avait posé des questions sur sa jeunesse. Et tandis que la Mémé s’était mise à raconter, le feu de l’enfer avait bientôt été étouffé par les neiges d’antan : elle avait revu ses enfants petits, et la silhouette de son mari — vaguement définie désormais, abstraite, après tant d’années, insubstantielle ; elle avait revu sa mère, à l’allure si sévère, dressée comme un corbeau devant la maison froide et humide où elle avait passé son enfance — une cahute faite de grosses pierres grises, avec sa lourde porte et ses fenêtres étroites... Peut-être, un instant, s’était-elle souvenue de l’odeur des jupes sombres de sa maman, fouettées par la burle, ou elle se réfugiait ? Quoi qu’il en soit, c’était surtout l’image de ce frère ainé irremplaçable qui lui était apparu — ce frère dont je ne connais pas le nom, et qui avait sans doute été le grand amour de sa vie ; il était là, devant elle, si imposant ! si admirable ! avec son baluchon, prêt à prendre le chemin qui descendait vers la vallée, ce jour funeste où il est parti pour la Guerre. Et comme toujours, quand elle était saisie par l’émotion, elle en avait oublié son français et c’était en patois qu’elle s’était exclamé d’une voix aigüe — faisant abstraction de sa chambre d’hospice, de son corps défaillant, de son petit-fils attentif —, la voix de la fillette qu’elle était alors : « Quand même, hein, qu’est-ce qu’il est beau mon frère ! »

En vain l'ouragan fait rage
Et nulle clarté ne luit ;
Paisible au sein de l'orage,
J'attends l'aube après la nuit…